Nom d’un Troll !
Qui traîne un peu sur Internet a forcément eu affaire à un troll. Peut-être a-t-il lui-même été un troll, quoiqu’involontairement — imaginez-vous un seul instant qu’un gentil rédacteur de Morbleu puisse troller par vice ? Car oui, il y a des trolls involontaires, des maladroits… comme il peut y en avoir des fous [1]. Sur Morbleu on a eu un fou, son tartinage le disputait à sa démence (des récitations de Nietzsche et des listes des méchants animateurs de la TV).
Troller c’est pas cool, comme on nous le dit sur ce blog écolo (où je déplore un oubli, mon remède préféré : la censure). Mais doit-on pour autant en déduire que tout comportement agressif, de mauvaise foi et ignorant est trolling ? Sans doute non, ce serait réduire le tout à la partie : tous les entêtés ne sont pas des trolls. Le troll a certaines particularités, il est par exemple susceptible de tout le temps changer d’avis, ou de ne jamais vraiment lire ce qu’on lui répond. Mais tout cela est bien vague, et c’est souvent un simple entêté qu’on risque de prendre pour un troll (et vice versa, et mélimélo). Faut-il alors veiller à se garder d’une telle reductio ad trollum ? Oh que non ! Prendre Untel pour un imbécile ou un fou, c’est une sacré récréation. La rhétorique ne doit pas vous priver des plaisirs de l’évidence. Mais prenez toutefois garde à rester bien élevé, et à adapter votre propos, à répondre ou non, si c’est opportun.
– Mais pourquoi répondre à un troll ? Ça n’est jamais vraiment opportun, de toute façon la cause est fichue, c’est un sale con.
– Tout simplement parce que ce « sale con », comme vous dites mon cher lecteur, peut à l’occasion livrer une thèse juste ou un argument intéressant. Je vous prie à l’avenir de modérer votre enthousiasme s’il doit vous faire dire de telles grossièretés. Vous vous tairez donc jusqu’à ce que j’ai fini d’écrire.
Ce n’est donc pas le troll que vous laissez s’épanouir, mais bien la discussion. Pourquoi ? Parce qu’il est fort possible que la mauvaise foi soit (malheureusement) un moteur essentiel de tout débat, et par extension de toute recherche. Je laisse maintenant la parole à un insulteur de premier ordre, dont le propos est si clair et intelligent que, contre l’usage morbleuesque, je vais le laisser conclure.
« Il est pourtant quelque chose qui peut être dit sur cette mauvaise foi, sur ce fait de persister à soutenir une thèse qui paraît fausse, même pour nous-mêmes : nous sommes souvent initialement convaincus de la validité de notre propos, mais les arguments de notre adversaire semblent les réfuter. Si nous abandonnons immédiatement notre position, nous pourrions nous rendre compte par la suite que finalement nous avions raison et que c’était la preuve de l’adversaire qui était fausse. L’argument qui nous aurait sauvé ne nous est pas venu sur le moment. C’est donc de là que découle cette maxime que d’attaquer un contre argument quand bien même celui-ci nous paraît criant de vérité, en espérant que celle-ci n’est que superficielle et qu’au cours du débat un autre argument nous viendra qui pourra endommager la thèse adverse ou confirmer la validité de la notre : nous sommes ainsi comme presque forcés à être de mauvaise foi, ou du moins fortement enclins à l’être. La faiblesse de l’intellect et la perversion de la volonté se soutiennent mutuellement. De là, ces joutes n’ont pas pour objectif la vérité mais une thèse, comme s’il s’agissait d’une bataille pro aris et focis poursuivie per fas et nefas [2]. Comme expliqué plus haut, il ne peut en être autrement ».
Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Introduction
_____________________________
[1] Il peut aussi y avoir des fous rires, comme celui qu’a encore Oscar quand il se remémore comment on sut remettre en place celui qui est depuis devenu son collaborateur le plus prolifique. Que les plus inquiets se rassurent, je laisse maintenant tranquilles les gens de chez Schizodoxe.
[2] La bataille pro aris et focis, pour défendre ses autels, est celle où on cherche à défendre son camp (sans doute qu’on le croit légitime). Combattre per fas et nefas, c’est combattre par tous les moyens (et il n’est alors plus vraiment question de légitimité), c’est là qu’on emploie la dialectique éristique, que Schopenhauer présente dans ce texte. Voilà comment je comprends les choses, si vous avez mieux, n’hésitez pas !
Pour approfondir, ce produit disponible chez un libraire de proximité, éthique, responsable, durable et équitable : |
4 mai 2011 à 9:44 Ovide[Citer] [Répondre]
(Ces deleuziens qui conceptualisent tout…)
Oui, c’est une belle définition du troll que tu donnes là. Distinction ontologique entre l’obstiné et le troll.
L’obstiné a une thèse et la défend, avec acharnement.
Le troll se traduit plutôt par son inaptitude à écouter les arguments d’autrui. Solipsisme ?
Donc au final, tous les gens bornés qui s’écoutent parler sont un peu « trolls ». Je suis d’accord avec ta conception du dialogue. Il faut rester ouvert pour entendre les arguments intéressants de l’adversaire. C’est un peu la méthode socratique. On adopte d’abord la position de l’adversaire pour voir si c’est cohérent.
Mais Tolkien dirait que pour vaincre un troll, il suffit de l’amener en pleine lumière. Il se change alors en statue de pierre. Quel est donc le sens de cette métaphore ?
4 mai 2011 à 18:57 Luccio[Citer] [Répondre]
Rappel pour le débutant : solipsisme : égocentrisme outrancier et bavard (définition pondue pour l’occasion).
Mec, tu conceptualises mieux que moi dans ce texte, du coup ça me donne de l’élan. Je pars de ton truc : le troll n’est pas un simple obstiné, mais solipsiste obstiné.
Deux exemples :
– dernièrement, sur le profile d’un de mes Facefriends, qui citait Rousseau (va falloir que je le vire de mes contacts !), un type a déboulé pour écrire « Rousseau je le trouve un peu court sur l’esclavage ». Troll ! Figure flagrante.
– j’ai alors produit une réponse stipulant qu’on pouvait pour le coup excuser Rousseau (bien qu’il soit un sale con), car l’esclavage n’est pas à proprement parler son objet. Obstiné et donneur de leçon ! Voire mec en train voir des trolls partout parce qu’il a fait un billet Morbleu. Mais pas troll, mais peut-être jugé comme tel (car « tout est bien vague » a dit un grand homme).
Le troll n’a qu’un objet et veut que tout s’y rapporte. Sa passion, un moteur : l’amour du conflit et de la provocation stérile. Il tape dans le sujet de société qu’il juge sulfureux : esclavage, islam ou écologie… mais peut-être y a-t-il des trolls spécialisés en automobile.
Mais qui est le premier de l’œuf ou de la poule ? Quel est le vrai Troll, celui qui agit plutôt par passion du conflit, ou celui qui agit plutôt par passion pour un objet particulier ? Je dirais bien que je m’en fous.
Plus fort : je refuse de répondre, pour deux raisons.
1) je dis que me fous du mec fou et ne m’intéresse qu’à la conversation, aux possibles bons arguments qu’il peut apporter (idée du le billet ci-dessus)
2) je propose de créer une figure farfelue qui assume la synthèse non hiérarchisée des deux aspects : le solipsiste intégrateur. Il pense les objets qu’il rencontre (opérant comme tout à chacun une sélection plus ou moins consciente) dans l’unique but de les ramener à sa propre personne. Il procède en se servant d’objets déjà intégrés (selon son jugement et ses passions), intégrant les nouveaux de façon agressive.
Défaut flagrant de cette figure : elle suppose une individualité forte ; mais j’assume et invoque la force de la mauvaise foi.
Quant à la métaphore de Tolkien, bien trouvé. Peut-être ceux qui commencèrent à parlers de « trolls » l’avaient-ils en tête. Dans ce cas, reste à savoir comment ils interprétaient ce « il suffit » ?
6 mai 2011 à 8:37 Ovide[Citer] [Répondre]
Le troll amené dans la lumière est changé en pierre comme les Grecs sont pétrifiés par le regard de la méduse. Le « troll » moderne est un individu dissimulé derrière son ordinateur ou l’anonymat. Il peut rentrer en conflit ouvert sans prendre trop de risque. Quand Socrate, le poisson-torpie qui énerve la cité, rentre dans le débat il met sa vie en jeu (idem pour Sénèque, Spinoza, Giordano Bruno, etc.). Si on prend un troll et qu’on l’oblige à se montrer et à montrer son vrai discours en pleine lumière il apparaît comme figé, comme de la pierre.
Solipsiste obstiné ? Oui, mais cela me paraît redondant.
Solipsiste intégrateur ? Oui. Mais est-ce possible? Si on rapporte tout à soi-même, pourquoi choisir d’intégrer certains arguments plutôt que d’autres ? Là où l’individu lambda choisit l’argument le plus rationnel, le troll intégrerait l’argument le plus « moi » possible ? Narcissisme? Le troll comme figure du narcissisme moderne, l’individu qui s’écoute parler et qui a besoin d’attirer l’attention des autres avec sa prétendue singularité?
Ca te dit qu’on sorte un fascicule « le concept de troll » ? (on peut vendre ça à un magazine spé)
7 mai 2011 à 16:40 Luccio[Citer] [Répondre]
Ovide, pourquoi viens-tu ajouter ces considérations économiques à un commentaire si brillant ?
De plus j’ai peur qu’on ait moins de succès que Stéphane Hessel avec un fascicule. Mais tu peux toujours tenter d’écrire une pige pour un « magazine spé »(et dedans renvoie vers Morbleu !).
4 mars 2017 à 12:58 Luccio[Citer] [Répondre]
Ca, c’est pas mal quand même.
https://www.youtube.com/watch?v=kW7z7pZ__bk