Noam ChomskyChomsky souhaite « construire une théorie de la nature humaine » à partir du modèle théorique de la linguistique. Ceci est justifié par la conviction qu’a Chomsky qu’il existe « des principes abstraits qui gouvernent sa structure et son emploi [du langage]. Ces principes sont universels selon une nécessité biologique et pas simplement par accident historique. » En somme, l’évolution de l’espèce contribua à fixer dans « l’essence » de l’homme une grammaire universelle que l’on aurait tort de considérer comme n’étant que la résultante bienvenue de l’évolution historique et culturelle des civilisations. Que l’on considère le langage comme un « miroir de l’esprit » justifie pleinement l’étude de celui-ci comme propédeutique à l’étude de la cognition.

Les problèmes abordés par Chomsky sont vieux comme les philosophes, en témoigne les spéculations de Platon. L’une des questions les plus préoccupantes de la théorie de la connaissance fut formulée par Russell : « Comment se fait-il que les êtres humains, dont les contacts avec le monde sont éphémères, particularisés, limités, soient néanmoins capables d’avoir autant de connaissances ? » Cette question s’applique particulièrement à la linguistique. Comment l’enfant parvient-il à former une connaissance si parfaite de la langue avec le matériel empirique si pauvre dont il dispose ?

Chomsky penche pour la solution de l’innéisme. Il suit en cela une tradition ouverte par Platon, et poursuivie par Leibniz et Cudworth, lequel soutenait que l’esprit possède un « pouvoir cognitif inné ». Ainsi la réponse de Chomsky à Russell est-elle : « si nous sommes capables de connaître tant de choses, c’est parce que, dans un sens, nous les connaissons déjà, même si les données des sens ont été nécessaires pour provoquer et faire émerger cette connaissance. » Une réponse platonicienne, mais aussi kantienne : « nous atteignons la connaissance lorsque les idées intérieures de l’esprit lui-même et les structures qu’il crée s’adaptent à la nature des choses. »

Ces propositions semblent paradoxales. Pourtant, Chomsky juge que c’est plutôt l’inverse qui l’est, et il s’étonne que « le développement physique et le développement mental aient été abordés par des voies tout à fait différentes ». Car en effet, personne ne dirait que c’est par l’expérience que l’on acquiert des bras et que nous ne les avons pas de manière innée. Au contraire, on juge usuellement que concernant les structures de l’esprit, « il n’y aurait pas de nature humaine ». Tout cela relève pour Chomsky de « la spéculation empiriste » qu’il convient de critiquer.

Les « théories de l’apprentissage » proposées par les empiristes ne suffisent pas à rendre compte de la façon dont l’homme acquiert l’usage des langues. Le matériel empirique est trop faible pour que l’on puisse à partir de celui-ci établir une théorie du langage pertinente. Face à quelques phrases, un enfant à le choix parmi mille théories rivales et rien ne lui permet de trancher légitimement en faveur de telle ou telle. C’est pourquoi il faut admettre que « le système des principes [de la langue et du langage] est donc nécessairement une propriété de l’espèce. »

Ceux qui raillent « l’hypothèse de l’innéisme » ont beau jeu. En fait, pour Chomsky, « toute théorie de l’apprentissage qui vaut seulement la peine d’être prise en considération contient une hypothèse d’innéisme », en témoigne Hume par exemple. Ainsi, « la question n’est pas de savoir si l’apprentissage présuppose une structure innée – cela est évident ; et personne n’en a jamais douté -, mais de savoir quelles sont ces structures innées dans chaque domaine. »

Chomsky maintient l’idée qu’il faille « étudier les structures cognitives de la même façon que les organes physiques. » Pour les capacités cognitives, les principes sont innés. Il n’existe pas d’algorithme permettant de rendre compte de comment elles se forment. Si « théorie de l’apprentissage » il y a, elle ne peut exister qu’en dehors des capacités cognitives de l’homme, qu’elles soient linguistiques ou autres, là où il n’existe pas de principes innés. L’homme est alors forcé de procéder avec méthode pour progresser sur le chemin de la science, par essais et erreurs, conjectures et réfutations. L’épistémologie (comme celle de Popper par exemple) est l’idée d’une théorie de l’apprentissage appliquée à ce qui n’est pas capacité cognitive.

En revanche, « certaines réalisations intellectuelles, comme l’apprentissage du langage, relèvent strictement d’une capacité biologiquement déterminée. Nous sommes spécialement conçus pour ces activités, au point que nous développons des structures cognitives complexes et intéressantes, rapidement et sans effort conscient ou presque », en témoignent les enfants capables de parler des les premières années sans avoir utilisé d’autre méthode que l’assimilation intuitive.

Ceci s’explique par la « grammaire universelle » (GU) qui est « le système des principes, des conditions et des règles qui sont des éléments ou des propriétés de toutes les langues humaines, pas simplement par accident, mais par nécessité – nécessité biologique et non logique, évidemment. » Toutes les langues humaines se conforment à GU. Une langue qui y contreviendrait serait proprement inintelligible à l’entendement humain et ne pourrait être apprise intuitivement de la manière que le sont les langues historiques.

L’existence de GU est prouvée par la simple observation de l’enfant dans son apprentissage du langage. De la simple observation des énoncés, jamais un enfant parviendrait à transformer la phrase affirmative suivante :

the man who is tall is in the room

en phrase interrogative. En effet, la première hypothèse qu’il formulerait, la plus simple, serait d’antéposer la première occurrence du mot « is » pour former la question. Cela donnerait :

is the man who tall is in the room ?

ce qui manifestement est faux et ne se produit jamais dans les faits, un enfant ne commettant usuellement jamais ce genre d’erreur. Au contraire, l’hypothèse retenue est que « l’enfant analyse la phrase déclarative en syntagmes abstraits ; ensuite il repère la première occurrence de « is » (etc.) qui suit le premier syntagme nominal ; puis il antépose cette occurrence de « is » pour former la question correspondante. »

Or, jamais l’enfant ne pourrait parvenir à cette deuxième hypothèse, qui est la seule correcte, simplement par l’observation des énoncés par une « règle indépendante de la structure [de la phrase] ». Au contraire, l’enfant utilise une « règle dépendante de la structure » et ceci ne peut s’expliquer sans le recours à des principes innés.

Par conséquent, « la théorie de l’apprentissage pour les êtres humains dans le domaine du language comprend le principe de dépendance structurale, ainsi que d’autres principes du même type, plus compliqués (et, devrais-je ajouter, plus controversés). » La tâche du linguiste est alors précisément de déterminer avec plus de précision les autres éléments entrant en compte dans l’apprentissage des langues.

Pour résumer, « l’hypothèse de l’innéisme peut alors être formulée comme suit : la théorie linguistique, c’est-à-dire la théorie de GU telle que nous venons de l’esquisser, est une propriété innée de l’esprit humain. En principe, on devrait être capable d’en rendre compte en termes de biologie. » En somme, il devrait y avoir comme un gène de la grammaire, quelque chose codé dans l’ADN correspondant au module linguistique de l’homme. Les dernières recherches et découvertes à propos du gène FOXP2 seront certainement des expériences cruciales pour les théories chomskyennes.

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