L’insociable sociabilité des hommes…

Kant, comme tous les grands auteurs, voit des choses que tout le monde devrait voir, mais que tout le monde sait oublier. Kant, comme beaucoup de philosophes allemands, veut résoudre beaucoup de problèmes, et là où certains creuseraient une observation, il la note en passant, car il a autre chose en tête. Par exemple, s’il s’intéresse à la rivalité des hommes au sein de la société, c’est lorsqu’il s’occupe de l’histoire des hommes – plus précisément dans la quatrième proposition de son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Il y pense cet antagonisme comme le moteur du progrès dans les sociétés. En effet, à force d’être rivaux les hommes deviennent plus malins, puis préfèrent s’organiser des règles du jeux ; alors le Droit se développe, ça va mieux dans la Société, etc. Bref, les Lumières. L’attentif Emmanuel, même s’il a autre chose en tête, forge un concept précis et lui donne un nom qui claque : l’insociable sociabilité.

«J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société [1].
L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme, par le développement de ses dispositions naturelles.
Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres ».

Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique,
4ème proposition ; trad. Stéphane Piobetta (in Opuscules sur l’histoires , GF-Flammarion)

Pour le reste, « Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde ». Pour le reste, occupez-vous d’aller le lire vous-mêmes [2], car nous ne parlons pas d’histoire aujourd’hui.

… serait-elle une affaire de porcs-épics ?

Aujourd’hui nous remarquons que Emmanuel K., comme tout grand philosophe, a engendré quelques lecteurs célèbres (car c’est ainsi que se reproduisaient les philosophes, qui longtemps n’eurent que des neveux) [3]. L’un deux fut le fantastique Arthur S., sale con notoire mais philosophe extraordinaire [4]. Celui qui fréquenta Goethe a le sens de la formule, il sait notamment utiliser les métaphores. Quant Schopenhauer relit l’insociable sociabilité, il en fait une affaire… de porcs-épics.

Dans un instant je vous propose une citation, mais je dois concéder que je ne maîtrise pas le cadre précis de son apparition. Elle est tirée des Parerga et Paralipomena (que je ne possède pas), dernier chapitre, « Gleichnisse parabeln und Fabeln » (« Apologues/allégories, paraboles et fables ») [5].

« Une société de porcs-épics se rassemblait, par une froide journée d’hiver, les uns très près des autres, pour se protéger du gel grâce à la chaleur mutuelle. Cependant ils sentaient tout autant leurs épines mutuelles ; ce qui les éloignait à nouveau les uns des autres. Et lorsque le besoin de réchauffement les rapprochait à nouveau, le second mal se répétait ; de telle sorte qu’ils étaient balancés entre ces deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une distance réciproque modérée, où ils pouvaient le supporter au mieux.
– Ainsi le besoin de société, jailli du vide et de la monotonie de l’intériorité de chacun, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses propriétés repoussantes et insupportables défauts [ou fautes, Fehler] les éloignent à nouveau les uns des autres. La distance moyenne, qu’ils finissent par découvrir, et à laquelle une proximité peut perdurer, ce sont la politesse et des mœurs raffinées. En Angleterre, à celui qui ne se tient pas à cette distance, on crie : « keep your distance ! » [6]
– Certes par ce moyen le besoin d’un réchauffement réciproque n’est qu’imparfaitement satisfait, mais il a pour lui qu’on ne sent pas la pointe des épines.
– Cependant celui qui a sa propre chaleur interne en quantité reste plus volontiers éloigné de la société, afin de n’infliger ni ne recevoir aucune peine ».

Paralipomena, Fable des porcs-épics,
traduction par moi-même (car je n’ai pas la patience d’attendre de vérifier les références).

Petit mot sur le porc-épic et le hérisson.

Stachelschwein, c’est « porc-épic » (traduction adéquate et littérale de épine-cochon). Certes, hérisson c’est plus mignon. Sans doute est-ce pour cela que certains évoquent cette parabole en parlant de hérissons, parfois peut-être aussi pour aguicher le lecteur (au risque de faire fuir celui qui conçoit la différence entre porc-épic et hérisson comme fondamentale). Notons que les épines du porc-épic sont un peu plus virulentes que les douces pointes du hérisson, et qu’aucune des deux familles n’est particulièrement grégaire. Notons surtout que je dois remercier un ou deux lecteurs de Schopenhauer, des inconnus comme le premier traducteur du morceau : J-A Cantacuzène. La première traduction (1880) est plus jolie, j’en ai d’ailleurs piqué un ou deux moments. Mais comme j’ai déjà bien avancé, je vous ai livré ma chose (certes moins jolie – assez littérale – mais peut-être un peu plus proche des concepts… qu’on va dire).

La sagacité de nos lecteurs.

Chers lecteurs, chers amis, camarades !, je pense que vous saurez voir la différence entre ces deux thèses, que l’habitué est tenté de rapprocher. Réfléchissez-y donc et profitez des fruits de votre intelligence. Je vous propose rapidement la mienne.

Kant se sent plus qu’homme

Notez que Kant, pour comprendre le rapport des hommes à la société, commence par adopter un point de vue individuel : l’homme a un penchant à se rassembler en société (Der Mensch hat ein Neigung sich zu vergesellschaften). Sans doute y a-t-il des raisons raisonnables et rationnelles de s’associer, de mettre des freins à ses envies – ainsi la cinquième proposition de l’Idée d’une histoire universelle remarque que la raison est nécessaire pour que se créent et perdurent les sociétés, notamment parce qu’elle prend le relais des sentiments et sensations [7].

Mais ici Kant met en avant la façon dont l’homme s’associe aux autres en suivant un penchant, car « dans cet état, il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles » (weil er in einem solchen Zustande sich mehr als Mensch, d. i. die Entwickelung seiner Naturanlagen, fühlt). Interprétons avec un exemple. Imaginez-vous seul sur une île. Eh bien je parie que dans un tel état vous vous sentiriez moins qu’un homme, et incapable de pouvoir user de toutes vos capacités. A l’inverse, un homme qui viendrait d’une île où il demeurait seul se sentirait plus qu’un homme en entrant en société : un homme capable de faire plus de choses grâce aux autres.
« Plus qu’un homme » serait qualitatif (on se sent plus puissant), mais aussi quantitatif (on n’est soi plus la société – plus que seul au monde). Or il ne faut que peu d’imagination pour comprendre que nous avons intérêt à partager la compagnie des autres hommes (Mensch, être humain). Voilà tout homme naturellement porté à l’association [8].
La sociabilité serait ainsi un caractère naturel. Mais tout aussi naturelle serait l’insociabilité. Reprenons l’exemple de notre ancien insulaire. S’il est venu dans la société, c’est en suivant son intérêt. Or il n’y a aucune raison pour lui de l’oublier une fois dans la société. Voilà pourquoi il y a un penchant à l’insociabilité, à s’isoler, à se penser indépendamment des autres. Il va de soi que ce comportement est un peu triste, car c’est oublier que les autres nous font nous sentir plus puissant et nous rendent plus fort. Mais ce comportement est naturel : on tend à se distinguer des autres. Il est aussi réciproque, les autres tendent à nous distinguer d’eux ; ce que la prudence commande de ne pas oublier.
La sociabilité ne peut donc être sérieusement séparée de l’insociabilité, selon Kant du moins. Aussi est-il opportun de parler d’insociable sociabilité de l’homme. Voilà donc le penchant et l’intérêt qui pousse les hommes à s’associer, mais les éloigne en même temps.

Schopenhauer, lecteur de Kant

Schopenhauer lit Kant, mais n’est jamais vraiment d’accord, surtout en morale. Le lecteur du Fondement de la morale se souvient comment il cherche un principe à sa morale qui soit de l’ordre de la sensibilité – la compassion (quand Kant cherche un fondement rationnel). Mais ici Schopenhauer s’occupe avant tout de remarquer ce qui chez les hommes les motive à s’associer en société, et non pas ce qui les incite à se comporter moralement. Et sa lecture du cœur humain commun l’oppose à Kant.
Si les hommes s’associent, c’est par ce qu’ils s’ennuient. Si notre insulaire quitte son île, c’est aussi parce que seul il s’y ennuie, à mourir. Or ce vide et cette monotonie ne quittent jamais l’homme. Dès qu’il est seul, il s’ennuie, comme le remarquait déjà Pascal [9]. Le voilà donc en société parce qu’il ne saurait vivre réellement isolé de la société, même en pensée. En effet, si un homme s’isole en pensée des autres, puis dans les faits – comme le remarque Kant – , c’est dans le but de s’opposer aux autres hommes, qu’il a toujours à l’esprit.
Cependant ces autres hommes ne sont pas seulement des dangers, ou des rivaux. Ce sont surtout des médiocres. Comme ce chauffeur de taxi passant à côté d’une femme en 2CV et en détresse. Le voilà qui déclare « Les pannes mécaniques passent encore… mais moi, je ne tolérerai jamais une panne d’essence » [10]. Voilà les monstres qu’il faut côtoyer parce qu’on n’est pas capable de vivre seul avec soi-même.
Tel le porc-épic incapable de résister au froid seul, l’homme seul, incapable de supporter l’isolement, s’associe aux autres. C’est donc quelque chose de négatif qui pousse les hommes à s’associer, et c’est quelque chose de négatif qui les pousse à s’éloigner. Non plus l’intérêt pour soi-même, l’envie de profiter des autres, mais le désintérêt pour les hommes, pour les autres, mais aussi pour soi-même. Peut-être les deux se rejoignent-ils : on est soi-même médiocre, donc on doit se distraire de soi, en allant vers les autres, dont la médiocrité nous énerve encore plus que la nôtre (nous sommes moins attachés à leurs personne et défauts).
Notons que la société existe avant les hommes. La société de porcs-épics ne se forme pas à partir de porcs-épics isolés ; elle est là avant eux. Mais tant mieux, car il n’est pas dit que le médiocre qui s’ennuie aurait eu tout seul (ou naturellement) l’idée de s’associer aux autres. Sans doute est-ce pour cela que Schopenhauer commence sa fable en partant de la société ; il ne saurait la déduire de l’individu, parce que l’individu lui-même, même isolé et malheureux, ne saurait peut-être pas y penser. Heureusement que pour les stupides la société existe, car elle ne leur est pas naturelle ; mais malheureusement pour eux ils ne sont pas naturellement faits pour elle. Rajoutons que les bonnes manières sont donc un art, et non une science – et ceux qui en font une science pourraient se rendre insupportables. Mais nous sommes arrivés à un moment où je m’égare peut-être en hypothèses.

Philosophe, suis ton homme

Kant voit quelque chose de positif même dans l’insociabilité, et propose au philosophe un rôle positif dans l’histoire. Ce dernier doit aider la société à avancer et favoriser la diffusion d’un Droit international, en le pensant ou en le promouvant (voyez la neuvième et dernière proposition de l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique). Mais cette attitude est valable pour tout homme, qu’on peut inviter à agir en promouvant l’intérêt général. Cette attitude peut être suivie par qui n’est pas misanthrope, selon des modalités diverses.
Schopenhauer est un brin plus misanthrope. Il est aussi un brin pessimiste, notant par exemple dans le Monde comme volonté et représentation que la vie oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui (quand le monde résiste à nos désirs c’est pas cool, et sitôt qu’il les a satisfaits on s’ennuie). A l’inverse Kant est plutôt du genre à remarquer que si dans la vie nous souffrons plus que nous jouissons, c’est sans compter sur nos actions (nous ne faisons pas que jouir, nous faisons des choses), qui donnent à la vie toute sa valeur (voir la Critique de la faculté de juger, §82). Ainsi les autres et la société permettent de vivre mieux que malheureux. Le refus du pessimisme de Kant l’éloigne ainsi de la misanthropie.
Chez Schopenhauer, misanthropie et pessimisme anthropologique se soutiennent l’un l’autre. Ainsi les hommes de valeurs doivent essayer de s’éloigner de la société. En effet ils n’auront pas à subir la nullité des uns, et n’auront pas non plus à infliger la leur aux autres. Les hommes ne sont pas des hommes, ce sont des porcs-épics. La sociabilité (insociable) des hommes n’est plus humaine, elle est du domaine du hérisson.

Ami lecteur, rejoins la société et éloigne-toi d’elle, mais choisis ta distance. Puisque Kaamelott c’est la vie, sois le roi Arthur ou Élias de Kelliwic’h (« le secret dans la vie c’est de bosser pour personne… et de faire bosser personne » [11]), mais penses-y. Et n’hésite pas à proposer des commentaires si le cœur t’en dit.

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[1] Philippe Raynaud dans l’édition GF remarque que cette affaire d’attraction et de répulsion pourrait bien être empruntée à Newton. Luc Ferry, chez Folio (et à la Pléiade), rajoute qu’il pourrait aussi y avoir une réinterprétation de la pitié et l’amour de soi chez Rousseau, que Kant qualifiait de « Newton du monde moral ». Voilà voilà.
[2] Trad. Philippe Foliot sur le site de l’UCAQ. Les germanophiles oseront sans doute la visite en langue originale.
[3] « J’espère que nos neveux me sauront gré… » écrit quelque part Descartes. Botul, je crois, livre peut-être quelques pages à ce sujet. Enfin, depuis Platon on explique comment les philosophes fécondent les (jeunes) hommes par la pensée. Bref, jeune étudiant, n’hésite pas à faire un super mémoire là-dessus, tes professeurs seront fous de joie.
[4] Je dis « sale con », mais ça veut dire un brin misanthrope : tape sa voisine, lit la presse internationale à la recherche des faits divers, jalouse ses collègues quand il les juge affligeants… Bref, un sale caractère, mais un caractère bien trempé (qui par ailleurs propose un idéal du sage qui vise la fin de son caractère).
[5] Tout cela se confirme sur un site autorisé dont je conseille la lecture, et dont la rédactrice semble posséder les Parerga et Paralipona dans sa besace. Toutefois Simone Manon précise qu’il s’agit du § 400 quant je lis § 396 sur la version google d’une ancienne édition (texte disponible ici en caractères romains mais avec quelques fautes). Un mystère qui risque de rester non résolu quelques jours encore.
[6] En France aussi on prie aux gens de savoir garder leurs distances quand il s’agit de tenir la juste Entfernung. Mais il semble que pour un Allemand francophone, francophobe et misanthrope, il est plus agréable qu’un Anglais puisse crier à un autre de se tenir à distance. (A nouveau, en vérité, l’exemple est meilleur car le comportement semble plus épidermique – mais pourquoi vanter la pertinence ou l’objectivité d’un auteur quand on peut dire du mal ?).
[7] «C’est la détresse qui force l’homme, si épris de liberté sans frein, à entrer dans cet état de contrainte [une société qui contraint sa liberté par des lois] ; et, à vrai dire, c’est la plus grande des détresses, à savoir celle que les hommes s’infligent eux-mêmes les uns aux autres, leur inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns à côté des autres à l’état de liberté sauvage [non encadrée par les lois d’une société] ».
[8] Les germanistes s’amuseront peut-être à l’évocation de la Vergesellschaftlichung.
[9] Si Pascal s’ennuyaient tout seul… eh bien disons que je remercie leurs auteurs d’avoir inventé la chanson française, monégasque et belge. Schopenhauer, plus simple, dirait qu’il est bien heureux qu’existe la musique.
En passant Pensée (Brunschvicg 131) : « Ennui – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir ».
[10] L’individu existerait, selon Alexandre Astier – voir Kaamelott saison 5, entretien livré dans les bonus. Le créateur de la fantastique série s’amuse de cet homme qui a des principes, dont un le pousse à être contre les pannes d’essence.
[11] Cité de mémoire, plus précis ici.