Frédéric Lefebvre

Dans un congé maladie, vous pouvez parfaitement être handicapé et maintenu à votre domicile sans pour autant avoir perdu ni vos facultés intellectuelles, ni votre énergie. (…) Plutôt que d’être éloigné très longtemps de votre travail et si vous souhaitez continuer de travailler et ne pas prendre le risque qu’à votre retour, les choses aient été bouleversées dans l’entreprise, cela peut vous donner une sécurité.

Frédéric Lefebvre, à propos de la proposition d’amendement sur le télétravail

On aura beaucoup glosé ces derniers jours sur cette proposition d’amendement du député Frédéric Lefebvre. Permettre (entendre : inciter, encourager, faire entrer dans les mœurs et les cœurs) à chacun le télétravail en cas de grossesse ou de maladie : même la majorité fut effrayée par cette mesure – ou au moins fit-elle mine de l’être par précaution en ces temps agités socialement, car on peut conjecturer que Lefebvre, porte-parole, n’a fait là que verbaliser une idée présente au moins de manière subconsciente à l’UMP. Certains crurent déceler là une idée conséquente de la conception du travail que l’on se fait dans ce parti, « valeur » mise en péril que le sarkozysme prétendait réhabiliter ; d’autres n’y virent qu’un grossier stratagème de Lefebvre afin d’occuper l’espace médiatique le temps de quelques jours.

Karl MarxCeci est peut-être vrai. Mais le plus intéressant reste encore la conception du capitalisme qui y est contenue. Il existe en effet deux explications sociologiques du capitalisme, presque antinomiques. La première, celle de Marx, en rend compte en termes économiques et matérialistes, en situant la source du processus qui pousse à une accumulation sans fin de capitaux dans la mécanique même de ce système social. La seconde, celle de Weber, prend un point de vue opposé en attribuant la recherche de l’enrichissement à un système de valeurs symboliques qui déterminerait les agents, comme par exemple le protestantisme. Pour Marx, les individus seraient poussés à travailler toujours et encore plus en raison de l’infrastructure économique qui détermine la société ; pour Weber, cette infrastructure serait plus symbolique que économique. Si les travailleurs travaillent toujours plus, c’est, selon Marx, parce que le capital recherche la plus-value pour la plus-value et, partant, maximise sans cesse la productivité des agents par leur exploitation maximale. Selon Weber, c’est en revanche parce que le protestantisme fait du travail des hommes le seul moyen pour eux de s’assurer la grâce divine et d’obtenir le Salut.

Partant de deux points de vue différents, ces deux analyses parviennent nécessairement à des explications différentes, incomplètes, mais complémentaires. Elles éclairent chacune certains des aspects du capitalisme, mais en négligent d’autres. Notamment, ce qu’explique mal Marx mais que Weber décrit parfaitement – en partie parce que son analyse repose presque entièrement sur cette notion – est ce phénomène si singulier et si caractéristique de nos sociétés qu’est la profession. La profession (Beruf) est la certitude qu’a le sujet d’avoir trouvé sa voix et sa voie, sa vocation, et de s’en tenir ensuite à ce rôle le mieux possible. Pour Weber, la profession/vocation est une conséquence directe du concept luthérien de prédestination, qui pousse les hommes à se choisir une profession et à s’y fixer le mieux possible, et, par suite, à travailler le plus et le mieux possible, uniquement dans cette fonction, avec comme arrière-plan théologique plus ou moins inconscient le schéma luthérien.

Max WeberUne des conséquences de la profession, de la vocation, est d’estomper la frontière qui sépare le monde professionnel du monde privé. Puisqu’il s’agit de se donner tout entier corps et âme à son métier, il faut le faire tout le temps et en tout lieu. Cela aboutit à abolir la schizophrénie de l’homme qui voudrait qu’il soit différent en privé et en public, notion fondamentale chez Marx, pour qui le concept d’aliénation est central : l’homme, sitôt qu’il entre sur son lieu de travail, devient autre, comme étranger à lui-même, et ne retrouve son authenticité qu’en quittant l’endroit, et encore : l’aliénation peut poursuivre et se poursuivre même à l’extérieur – cf. Charlot répétant les mêmes gestes jusque dans son sommeil dans Les Temps Modernes.

Sur ce point précis de la question de la profession/vocation, tout semble ainsi opposer Marx et Weber. Or, ce qu’indique le télétravail, et d’une manière générale tous les moyens de communication moderne type Blackberry ou PDA, voire l’Internet lui-même, semblent être moins le signe d’une aliénation que de les moyens d’accomplir de manière optimale sa profession, puisqu’il constituent des moyens permettant à l’homme de travailler d’où il veut, quand il le veut. En somme, la proposition lefebvriste, et par extension le sarkozysme, relève moins de la mécanique d’un capitalisme marxien que d’un capitalisme wébérien. « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » demandait Badiou ; on peut répondre qu’il est sur ce point précis le nom de la version française de l’idéologie de la Silicon Valley qu’on souhaite importer, sorte de protestantisme sécularisé enseignant à se livrer totalement à sa vocation [1].

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[1]Pays catholique, la France ne compterait que 7% de salariés pratiquant le télétravail, alors qu’il y en aurait 25% aux États-Unis ; d’une manière générale, les pays protestants semble être moins réfractaires au télétravail que les pays catholiques si l’on en croit les statistiques.

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