La franc-maçonnerie Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit à l’article « Religion » : « Encore une des bases de la Société. Est nécessaire pour le peuple. Pas trop n’en faut. ». De ces deux premières phrases, on en déduit que la religion aurait une utilité, serait un outil. La société en aurait besoin pour se construire dessus, tout comme le peuple. Cela dit, la troisième phrase nous dit qu’il faut tout de même nous en méfier et n’en introduire que le nécessaire. Il y aurait ainsi un juste milieu dans la dose de religion à prescrire au peuple et à introduire dans la société. Mais il ne faudrait pas oublier que pour Flaubert, il s’agit là d’idées reçues. C’est avec ironie qu’il nous présente cette conception. Certainement est-il plus proche de penser le contraire, ce qui, a contrario, serait l’idée non-reçue, l’idée vraie. Mais l’on peut s’interroger sur cette opinion. Le politique peut-il faire l’économie d’une référence au théologique?

Le sujet nous interroge sur le lien entre, d’une part, le politique, et d’autre part, le théologique. Sur le conseil de Popper, renonçons à définir d’une manière trop précise les mots pour ne les utiliser, comme il nous y invite, uniquement comme des repères. N’entendons donc derrière le politique que « l’homme d’Etat » (Lalande, Vocabulaire) ou, plus généralement, la façon qu’ont les hommes d’organiser les rapports entre eux au sein de la Cité; derrière le théologique ce qui est, d’une manière générale, transcendant à l’activité de ces mêmes hommes. À première vue, politique et théologique sont donc comme antinomiques. L’essentiel du problème est là. Quelle est la nature du lien pouvant exister entre eux, c’est ce que le sujet nous demande. C’est là qu’il devient plus problématique, car par « faire l’économie », on peut entendre deux choses très opposées. D’un coté, on peut prendre cette expression dans l’acceptation qu’elle a pour le sens commun contemporain pour y entendre « se passer de quelque chose ». D’un autre coté, on peut y voir le sens originel encore en vigueur, plus proche de l’étymologie, qui est « d’organiser, structurer, disposer ». En somme, on peut y comprendre une question sur la possibilité qu’a le politique, soit de se passer d’une référence au théologique, soit au contraire d’organiser une référence au théologique.

Lequel de ces deux sens retenir, c’est ce que nous ne pouvons déterminer encore. Il nous faudra traiter les deux aspects. Les problèmes sont multiples. Tout d’abord, économie ou pas, qu’est ce que, tout simplement, faire référence au théologique pour le politique? Par quoi doit passer cette référence? Et si le politique veut se passer d’une référence, n’est-il pas contraint d’en faire une, ne serait-ce que pour dire qu’il n’en fait pas? N’y a-t-il pas, de plus, théologique et théologique? Peut-on mettre sur un même plan religion naturelle et religion révélée? Y aurait-il alors plusieurs types de références au théologique, en fonction de la manière dont on considère celui-ci? Il nous faut aussi nous poser la question de fait, quid facti : historiquement, quels furent les rapports entre politique et théologique? S’est-il trouvé une société où le politique est parvenu à se passer du théologique? Si ce n’est pas le cas, qu’est-ce donc que le théologique pour le politique pour qu’aucun d’eux dans l’histoire ne put s’en passer? La question de droit, quid juri, est tout autant digne d’intérêt : idéalement, quels doivent être les rapports entre eux? Le politique doit-il avoir plus tendance à s’émanciper du théologique ou au contraire de s’en rapprocher?

On voit les enjeux d’un tel problème. Comme tout sujet de philosophie politique, celui-ci a des conséquences directement tangibles dans la vie courante. La solution du problème, si tant est qu’il y en ait une, nous orientera sur nos choix politiques, aussi bien concernant nos opinions que nos actes, dans ce XXIe siècle qui, aurait dit Malraux, « sera religieux ou ne sera pas ». Ainsi, nous étudierons, premièrement, la question sous son aspect historique. En deuxième lieu, nous chercherons en quoi le politique aurait intérêt à tenir le théologique dans sa main. Enfin, en troisième lieu, nous examinerons les écueils du théologico-politique.

 

 

 

I – 1) Prenons dans un premier temps l’expression de « faire l’économie » dans le sens de « se passer », et cherchons dans l’histoire les tentatives du pouvoir politique pour se tenir à distance du théologique. Dans les démocraties libérales contemporaines, la laïcité semble être, au premier abord, un bon exemple de ce que peut être un pouvoir politique évitant toute référence au théologique. En France, la célèbre loi de 1905 débattue par Aristide Briand, et aujourd’hui encore débattue, n’établit-elle pas « la séparation des Églises et de l’Etat »? De même, aux Etats-Unis, le Première amendement de la Déclaration des droits ne stipule-t-il pas que « le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion »? Selon le mot de Jefferson, « un mur doit séparer l’Etat et les religions ». C’est ce qui semble accompli, avec bien sûr plus ou moins de perfection, en Occident ou même ailleurs, comme en Turquie par exemple, où l’armée, suivant la doctrine kémaliste, est la garante de la laïcité. Avec plus ou moins de réussite, les démocraties s’émancipent du religieux. Elles tentent de moins en moins d’en faire un principe de gouvernement. Elles tentent de plus en plus de rendre la sphère du politique la plus indépendante possible de tout discours théologique. Nul n’aurait plus idée aujourd’hui dans ces régimes d’appuyer une réflexion politique sur un fond théologique. Ou, si la religion intervient, ce n’est que comme argument supplémentaire, rhétorique pourrait-on dire, mais jamais comme raison principale. Le divorce entre théologie et politique semble donc bel et bien avoir été consommé, du moins dans les démocraties contemporaines. Ainsi peut-on présenter comme un fait historique que certains systèmes politiques parviennent à se maintenir en marge de toute référence au théologique.

I – 2) Mais est-on bien sûr que toute référence en soit exclue? En apparence, ces régimes ne semble pas y faire référence pour se définir, mais à bien y regarder, ils ne peuvent en rester totalement vierges, au point que par « faire économie », c’est peut être plus le sens de « faire système, organiser » qu’il faudrait retenir. En disant que le théologique doit se tenir à l’écart de lui, le politique est forcé d’y faire référence. D’une façon ou d’une autre, le politique est forcé de parler du théologique. Et ne pas en parler n’est pas une échappatoire car ne pas tenir un discours sur une chose ne veut signifier rien d’autre que cette chose n’intéresse pas, c’est-à-dire que le politique ignore le théologique. De sorte que, qu’il le veuille ou non, le politique est forcé de faire l’économie du théologique, dans le sens de l’organiser, le structurer. Ainsi, la loi de 1905, bien loin d’exclure toute référence au théologique, le codifie très strictement « dans l’intérêt de l’ordre public ». Pour la constitution américaine, dire que le Congrès ne doit faire aucune loi sur la religion, c’est prendre la décision d’organiser la religion suivant un « laissez faire ». Même le politique le plus laïc ne parviendrait pas à éviter toute référence au théologique. Qu’il veuille ou non légiférer dessus, cela a nécessairement des répercussions sur son organisation. Bien sûr, la référence au théologique qu’établissent nos démocraties n’est en rien comparable à celle des théocraties, qu’il s’agisse de l’absolutisme de droit divin de l’Ancien Régime ou des régimes islamiques contemporains. La différence tient uniquement dans ce que ce droit de structurer que s’arroge le politique est moins étendu pour les démocraties que pour les théocraties. Mais le fait est que les démocrates conservent ce pouvoir de structurer le théologique tout comme le « Roi très Chrétien » ou les princes saoudiens.

I – 3) Ainsi, à regarder l’histoire, le politique ne peut faire l’économie d’une référence au théologique, dans le sens de se passer d’établir cette référence. Le simple fait pour le politique de vouloir se tenir éloigné du théologique lui fait tenir un discours sur celui-ci. De sorte que le politique fait toujours, qu’il le veuille ou non, l’économie d’une référence au théologique, dans le sens d’en régler l’organisation. La question est alors maintenant de savoir quelle peut être l’utilité du théologique pour le politique. Les régimes théocratiques semblent avoir trouvé dans le théologique quelque chose de nécessaire à leur fonctionnement, de si nécessaire que peu d’entres-elles pourraient se relever si on leur ôtait ce fondement. Il semble y avoir comme un pouvoir dans le théologique, qui, entre les mains du politique, paraît se transformer en un instrument puissant. Les théocraties l’ont compris. Nos régimes laïcs aussi, car sinon, comment comprendre l’ardeur que mettent en oeuvre certains pays pour défendre la laïcité, comme la Turquie qui va jusqu’à placer sa garantie dans les mains de l’armée? Sue permet le théologique pour qu’il soit impossible au politique de s’en détacher, que ce soit pour mettre la main dessus ou pour au contraire s’en préserver? Pourquoi fallut-il attendre 1776 aux Etats-Unis, 1905 en France, pour que le politique renonce enfin au théologique? En quoi réside sa force d’attraction qui fit si longtemps succomber le politique et qui continue à les tenter?

 

 

 

II – 1) Pour trouver les vertus du théologique et comprendre pourquoi le politique en aurait besoin, distinguons la religion en religion révélée et naturelle. Prenons dans un premier temps la religion telle qu’elle est considérée par le sens commun, c’est-à-dire dans son sens traditionnel de religion révélée. La religion révélée, celle des Écritures, est proprement improuvable et ne peut s’imposer que par l’autorité. Il faut croire ce qu’elle dit. Si elle veut pouvoir se prouver, s’imposer par la raison, il lui faut recourir aux arguments développés par la religion naturelle que nous étudierons plus bas. Du moment que les hommes croient en elle, que permet au juste la religion révélée? Les fonctions de celle-ci sont nombreuses et nous n’en énumérerons que certaines, parmi les plus canoniques, que l’on peut classer en deux catégories, celles agissant en amont et celles agissant en aval du politique. Premièrement, en amont du politique, le théologique peut servir de fondement à son pouvoir. C’est ainsi que la monarchie, par exemple, était de droit divin. La nature du corps du Roi était dite double : il est temporel en tant qu’il est le politique et spirituel en tant qu’il a un pied dans le théologique. Plus largement, des auteurs comme Bossuet iront jusqu’à dire que la monarchie est l’expression de la divinité dans l’histoire. Le fait que la religion révélée soit sacrée rejaillissait sur la personne du Roi. Celui-ci devenait aussi sacré que la religion révélée qu’on se devait de respecter, et on ne devait pas pouvoir l’atteindre. Le Roi est alors comme la glande pinéale où a lieu la jonction entre le transcendant et l’immanent, entre le spirituel et le temporel, entre le théologique et le politique. Ainsi les régicides n’étaient-ils pas fréquents, et l’attentat de Damiens sur Louis XV est plus un symptôme de la perte de force de cette idée de double nature du corps du Roi dans le XVIIIe siècle finissant. Deuxièmement, en aval du politique, le théologique peut être utilisé comme un instrument. Cela suit l’idée bien connue de Critias relatée par Sextus Empiricus : « Un homme à la pensée astucieuse et sage / Inventa la crainte [des dieux] pour les mortels, / Afin que les méchants ne cessassent de craindre / D’avoir compte à rendre de ce qu’ils auraient fait, / Dit, ou encore pensé, même dans le secret. ». En somme, le théologique prend le relais du politique lorsque celui-ci n’a plus d’efficace pour maintenir l’ordre. Là où le politique ne peut maintenir l’ordre, le théologique l’assure en inspirant la crainte. Mais le théologique peut aider à bien d’autres choses et cela fut une fois de plus très bien compris dès l’Antiquité. Après Critias, c’est Platon qui se fait le relais de cette stratégie que l’on a coutume de nommer sous l’appellation de « noble mensonge ». La religion révélée, que l’on sait être fausse, permet de faire admettre au peuple des principes qu’il n’aurait pas suivi sans qu’on les fasse passer par le discours religieux. C’est là tout l’enjeu de la rédaction des préambules dans Les Lois. Ils doivent permettre de persuader le citoyen d’agir comme le prescrit la loi, à défaut de le convaincre. Machiavel poursuivit quant à lieu la recherche des utilités de la religion et en trouva bien d’autres. Au chapitre XI de son Discours sur la première décade de Tite-Live, il nous narre comment « la religion [est] absolument nécessaire au maintient d’une société civile » car alors les citoyens « craignent plus de manquer à leur serment qu’aux lois ». Elle permet donc de garantir la validité des contrats. Dans ce même chapitre, il nous dit qu’elle permet de faire accepter des décisions législatives exceptionnelles. Plus loin, au chapitre XII, il voit dans la religion une fonction unificatrice et c’est pourquoi les législateurs « doivent favoriser … toutes les mesures utiles à la religion, quand bien même ils en connaîtraient la fausseté ». Chapitre XIV, il montre comment « les Romains interprétaient les auspices selon les nécessités » pour « donner confiance aux soldats au moment d’aller au combat ». Étant par essence transcendante, la religion permet d’une certaine manière de transcender celui qui se projette en elle. Mais il est inutile de multiplier plus encore les exemples, qu’ils soient antiques, modernes ou contemporains. La chose à retenir est que la religion révélée, la théologie traditionnelle, peut agir soit comme fondement du politique, soit comme un instrument.

II – 2) Ceci étant dit, examinons ce que peut apporter maintenant la religion naturelle au politique. Nous avons montré que le propre de la religion révélée est de s’imposer par l’autorité. Sitôt que les hommes se lancent dans une critique rationnelle de celle-ci, elle risque de s’effondrer. La religion naturelle semble en comparaison bien plus solide puisque celle-ci est fondée sur des principes supposés rationnels. La religion naturelle a sa voie non pas dans l’autorité, la grâce ou la révélation, mais dans la seule raison de l’homme. Il est dans le pouvoir de l’homme de découvrir Dieu par sa seule raison. Hobbes écrit au chapitre 11 du Léviathan : « La curiosité … conduit à rechercher la cause à partir de la constatation d’un effet, et à nouveau la cause de cette cause jusqu’à ce que, nécessairement, on parvienne finalement à cette pensée qu’il y a une cause quelconque pour laquelle il n’y a pas de cause antérieure et qui soit éternelle – c’est cette cause qu’on appelle Dieu. ». Mécanisme bien connu depuis Aristote dont userons et abuserons tous les scolastiques, en particulier St Thomas d’Aquin avec ses célèbres voies vers Dieu. Mais là où eux ne se servent de ce raisonnement que pour renforcer la religion révélée dont ils sentent que les bases sont fragiles, Hobbes poursuit sur la voie de la raison et découvre « le DROIT DE NATURE … [qui] est la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance, comme il le veut » et la « LOI DE NATURE [qui] est … l’interdiction de faire ce qui détruit sa vie » (Ibid., Chapitre 14). De là, il en déduit toutes les autres lois de nature, comme la nécessité de rechercher la paix par le contrat, qui est le fondement du pouvoir politique. Cela est moins visible dans le Léviathan, où sa démonstration repose essentiellement sur une anthropologie, mais dans le De Cive, Hobbes fait directement remonter la loi naturelle au Dieu révélé par la raison (et non par les Écritures). Toute l’organisation du pouvoir politique de Hobbes repose donc en dernier recours sur une théologie naturelle, et c’est donc une erreur de dire, comme on l’entend souvent, que Hobbes vide le politique de toute transcendance. Il remplace en fait la théologie révélée par la théologie naturelle. Cela est encore plus évident chez ses continuateurs, en particulier chez Locke. Locke dit clairement que les hommes ont reçu initialement la terre de Dieu. Pour lui, « la loi naturelle est voulue par Dieu et détermine nos devoirs. Dans l’état de nature, le pouvoir législatif relève de Dieu. L’homme recherche, découvre et interprète cette loi qu’il peut connaître par la raison, mais dont il n’est pas l’auteur. » (Piotte, Les grands penseurs du monde occidental, « Locke », p. 226). La garantie de la certitude des lois naturelles est placée en Dieu. C’est pourquoi Locke ira jusqu’à réprimer l’athéisme puisque admettre celui-ci reviendrait à se faire effondrer la société. On voit l’influence de Locke jusque dans la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. On y lit que « les lois de la nature et du Dieu de la nature » ont donné au peuple américain le droit de se révolter, « que tous les hommes naissent égaux, que leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables ». Il ne faut lire dans ces évocations du divin rien d’autre que la référence à un Dieu naturel, qui est celui du déisme et non du théisme, de même que pour le « In God We Trust » marqué sur les billets de banque américains où cette sentence est entourée de symboles liés à la franc-maçonnerie. Quoiqu’il en soit, on voit mieux ici à quoi sert la théologie naturelle. Contrairement à la théologie révélée, elle ne peut servir au politique que de fondement, puisque tout ce qui peut être issu de cette théologie doit être déduit rationnellement d’un principe. L’utilisation de ce type de théologie à des fins de noble mensonge est donc beaucoup plus difficile, et pour cause, puisqu’elle fait appelle à la raison de tous les hommes qui peuvent aisément discerner le vrai du faux. Si la religion révélée servait à persuader, on peut dire que la religion naturelle sert plus à convaincre. La première s’adresse aux passions, la seconde à la raison.

II – 3) Voilà donc pourquoi la théologie séduit tant le politique. Qu’elle soit naturelle ou révélée, elle permet de fournir un fondement à son autorité qui réside dans autre chose que la force. Si elle est rationnelle, ce fondement permet de donner une assise plus solide aux lois. Celle-ci deviennent indiscutables. Si elle est révélée, en tant qu’elle échappe justement au rationnel, le fondement participe du transcendant et rejette sur le politique une part de cette transcendance pour faire de lui une entité sacrée, ce qui change la qualité de son pouvoir et le rend presque inviolable – autant que les hommes croiront à ces fables. La lois deviennent cette fois-ci inviolables. Mais la théologie révélée, en plus d’être un fondement, est un outil utile au politique qui lui permet de gouverner avec plus de facilité. Voilà pourquoi il est nécessaire au politique de faire l’économie d’une référence au théologique. S’il décide d’utiliser le théologique pour son propre profit, il doit en faire l’économie au sens de la structurer pour qu’elle puisse le servir au mieux. S’il décide de ne pas l’utiliser, par humanisme par exemple car il trouve ignoble le noble mensonge, il lui est tout de même nécessaire d’en faire l’économie, d’organiser le théologique, de sorte que cette puissante arme ne se retourne pas contre lui en se trouvant dans les mains d’un autre. Reste à savoir pourquoi le politique déciderait justement de ne pas utiliser ce si puissant outil. Y aurait-il des conséquences néfastes au théologique qui pousseraient le politique à en faire l’économie, cette fois-ci dans le sens de s’en passer? Mais alors, que substituer à celle-ci? Que trouver pour remplir ces si nombreux services? En quoi placer le fondement de l’autorité politique? Comment inciter les hommes à respecter les lois, les serments, à être moraux? Est-il finalement illusoire de vouloir s’en passer?

 

 

 

III – 1) Nous avons vu ce qu’une référence au théologique permet. Ce que nous n’avons pas encore examiné, ce sont les dommages produits. D’un point de vue machiavélien, le théologique ne présente que des avantages. Si la fin qu’on se fixe est de garantir la stabilité de l’Etat, on trouvera difficilement mieux que la religion. Mais si on considère l’Etat comme devant se présenter au service des individus, il ne semble pas en être de même. Car tout ce que le théologique donne au politique, il l’enlève à l’individu. Prenons le cas de la théologie révélée. L’attaque que lança Marx à son encontre dans sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel est des plus juste. Il la considère comme étant « l’opium du peuple ». Elle paralyse l’homme comme le fait cette drogue (comme l’on fait les Anglais avec les Chinois au XIXe siècle), elle l’empêche de prendre conscience de sa propre misère, et donc de se rebeller contre le système l’oppressant. Elle donne à l’homme l’espérance d’un illusoire bonheur « dans la réalité fantastique du ciel » qui l’aide à supporter sa souffrance dans ce monde. Cette critique vaut pour la religion, indépendamment du pouvoir politique qui l’utilise. On peut ajouter à la critique marxiste du théologique celle de Nietzsche qui est semblable en bien des points. La religion ne fait que projeter l’homme dans un arrière-monde. Le christianisme, en particulier, n’est qu’un amollissement de l’homme prônant « une morale d’esclave » (ce qu’au passage, avait aussi vu Machiavel, et c’est pourquoi il jugeait la religion païenne supérieure à la chrétienne). L’homme doit acquérir sa liberté « par-delà bien et mal », en s’émancipant de toute référence transcendante. Pour parler comme Max Stirner, pour être libre, « l’homme ne doit placer sa cause qu’en lui même ». Toutes ces critiques ne concernent que la religion, le théologique, la transcendance en elle-même. Inutile de préciser qu’elles condamneraient encore plus l’alliance du théologique et du politique. Si le théologique est nuisible en lui-même, son utilisation cynique l’est encore plus. Pour utiliser des schémas de pensée kantien, le théologico-politique traite les hommes non pas comme des fins, mais comme des moyens. Il ne cherche pas à les « élever » au sens nietzscheen du terme, mais à étouffer leur individualités pour faire de l’Etat la seule réalité d’importance.

III – 2) Remarquons que bien des partisans de la religion naturelle seraient d’accord avec ces critiques. Tout le travail des libertins et déistes au XVIIIe siècle fut de débarrasser la religion de tous ses attributs surnaturels, de toutes les superstitions qui maintenaient l’homme dans « l’état de tutelle ». En revanche, ils récuseraient l’idée que la religion naturelle puisse tomber sous le coup de ces critiques. Si Nietzsche, par exemple, parvient à la faire tomber, c’est en y payant un fort prix qui est presque celui d’une conversion à l’irrationalisme, d’un « adieu à la raison » comme le dira plus tard Feyerabend. En somme, si l’on est parvenu, au moins depuis le XVIIIe siècle, à faire divorcer le politique de la théologie révélée, il semble qu’il soit plus difficile de le faire avec la théologie rationnelle. Celle-ci semble pouvoir s’accrocher au politique sans peine, et pour cause, puisqu’elle ne semble pas présenter d’inconvénients. Popper remarque dans La société ouverte et ses ennemis que tous les contractualistes, qui étaient pour la plupart attachés à la doctrine du droit naturel et par conséquent rattachés d’une certaine manière à la théologie naturelle, ont donné naissance à des doctrines politiques humanistes. Cela dit, cela reste pour lui un pur hasard. D’après lui, il n’y aurait pas de lien entre théologie naturelle et politique humaniste, puisque tous ces systèmes reposent sur un raisonnement faussé. La logique de la découverte scientifique avait en effet mis en évidence que pour chaque tentative de justification d’un énoncé, la raison se trouvait enfermée dans le trilemme de Fries où il n’y a que trois issues : soit le recours au psychologisme pour justifier l’énoncé, soit une régression à l’infini, soit le dogme. En disant cela, Popper avait spécialement en vue les énoncés de la science mais il généralisa son idée par la suite. En somme, si le politique a recours à la théologie naturelle, c’est pour justifier son pouvoir, pour en trouver un fondement. Popper montre que la recherche de fondement n’a aucun sens, qu’elle est vouée à l’échec. La théologie naturelle, refusant la régression à l’infini, choisit le dogme en plaçant Dieu en bout de chaîne, comme le fait très bien voir le raisonnement de Hobbes décrit plus haut. La solution que donne Popper au problème de la fondation est bien connu. Il s’agit de ne pas justifier un énoncé plus que nécessaire. Chaque énoncé est, selon son image, comme une maison sur pilotis dans un marécage. On y enfonce les pilotis jusqu’à ce que l’on pense qu’ils peuvent soutenir assez solidement l’édifice, du moins provisoirement. Ainsi est-il vain pour le politique d’avoir recours à la théologie naturelle pour se justifier. Le pouvoir du politique est proprement injustifiable, comme l’est toute autre chose. De plus, l’idée d’une théologie naturelle (ou même d’une théologie tout court) appliquée au politique se rapproche de ce que Popper diagnostiquera à partir des années quarante comme caractéristique des sociétés closes, à savoir l’essentialisme et l’historicisme. On peut en effet voir la démarche du théologico-politique comme essentialiste. Celui-ci cherche à trouver son essence soit dans la révélation, soit dans la nature, et à la justifier ensuite une fois pour toute sans se soucier de la question fonctionnelle. Il tombe alors dans le travers historiciste en tentant de remonter à une origine présente dans toutes les doctrines théologico-politiques, qu’elles fassent recours à la théologie révélée (l’Age d’Or d’Hésiode; la Cité idéale de Platon; le Jardin d’Eden d’avant la chute du christianisme, etc) ou à la théologie naturelle (l’état de nature de Hobbes, Locke, Spinoza, etc).

III – 3) Voilà donc autant de raisons de douter de la validité du raisonnement théologico-politique. Nos démocraties libérales l’ont bien compris et ont conscience de ces travers. Elles tentent au maximum de se préserver de toute référence au théologique. Ou au moins se tiennent-elles le plus à l’écart de toute théologie révélée, car comme nous l’avons vu, les Etats-Unis, par exemple, restent résolument attachés à une base déiste, ce qui est un moindre mal mais qui en reste un quand même. Pour synthétiser ce qui a été dit, disons que le politique doit faire l’économie d’une référence au théologique, au sens de s’en passer, autant qu’il le peut. Il ne doit utiliser l’instrument théologique (c’est-à-dire en faire l’économie, au sens de systématiser) qu’en dernier recours, lorsque tout a déjà été essayé. Il nous faut raisonner en machiavéliens éclairés. Tant que la stabilité de l’Etat est assurée sans qu’il soit besoin de diffuser de l’opium dans le peuple (religion révélée) ou de justifier l’ordre par un raisonnement arbitraire (religion naturelle), il faut se garder de toute référence au théologique. En revanche, s’il se trouve que l’Etat, que nous savons démocratique, se trouve menacé, alors peut-être faudra-t-il envisager, pour préserver l’ordre et donc la liberté, d’utiliser l’arme religieuse durant une durée limitée. C’est ce à quoi nous semblons actuellement être les témoins. Assisterions-nous à des propositions de la part de démocraties européennes visant à spécifier que l’Europe est née dans un cadre chrétien si les responsables politiques de ces États ne sentaient pas qu’il faille protéger leurs sociétés du totalitarisme islamiste? Emprunterait-on aux États-Unis un vocabulaire messianique s’il n’était pas question d’une guerre contre ce même totalitarisme? Il ne fait nul doute que non. Ces propositions, cette façon de parler, ne sont nées qu’en réaction à une menace à laquelle ces États doivent se protéger, par tous les moyens. Mais en dehors ce ces cas limites, le politique, s’il veut pouvoir pratiquer une politique la plus humaniste possible visant à émanciper l’homme de toutes les tutelles, doit au maximum se garder du théologique.

 

 

 

Arrivés ici, il nous faut remarquer que de la façon dont nous l’avons pris, le sujet était tautologique. Que le politique établisse ou non une référence au théologique, nous pouvions dans ces deux cas contraires dire qu’il en faisait l’économie, de sorte qu’on ne pouvait répondre que positivement à la question. On pourrait trouver dans ce jeu sur le sens de « faire l’économie » comme un sophisme. Mais à bien y regarder, on retombe également sur une tautologie sans établir cette subtile distinction puisque le politique, qu’il le veuille ou non, tient toujours un discours sur le théologique, de sorte que le politique fait toujours référence au théologique. Il n’aurait donc été d’aucun intérêt de traiter le problème dialectiquement. Il était préférable d’orienter notre réflexion sur les vertus et apories du théologique associé au politique pour comprendre pourquoi certaines doctrines politiques veulent à tout prix s’en rapprocher et d’autres s’en tenir le plus éloignées possible.

Si le politique tient nécessairement un discours sur le théologique, c’est parce que le théologique est un instrument puissant. Qu’elle soit naturelle ou révélée, la religion permet de servir de fondement au pouvoir politique et l’ordre social. Lorsqu’elle est révélée, celle-ci projette sur le pouvoir temporel quelque chose du divin qui renforce celui-ci dans des proportions proprement surnaturelles. Mais si le théologique parvient à ce tour de force, c’est à un grand prix qui est celui du mépris de tout humanisme. La religion révélée utilisée par le pouvoir politique est une tutelle destinée à maintenir les hommes dans leur minorité afin de mieux les gouverner, de les manipuler oserait-on dire. La religion naturelle, qui se présente sous des aspects plus humains, est quant à elle un grossier paralogisme de la raison qui nous fait en définitive choisir une société close immuable, hostile au changement, au lieu d’une société ouverte par nature réformable (dont la nature est de n’avoir pas de nature) qui est la seule capable de nous mener vers un monde meilleur.

Il en est donc de la force théologique comme de la force armée. Celle-ci ne doit être utilisée par le politique qu’en dernier recours, lorsque tous les autres moyens destinés à défendre la société ouverte ont échoué. Le politique doit être contre le théologique, tout contre. Il doit d’une part le combattre en tant qu’entité qui paralyse le développement humain en embrumant l’esprit d’opium ou en le dogmatisant à coup d’hypothétique premier moteur. Mais il doit en rester assez proche pour empêcher des malintentionnés d’user de son pouvoir. Des idées reçues recensées par Flaubert sur la religion, nous en retiendrons une qui semble à ce stade on ne peut plus vraie : « Pas trop n’en faut. ». Le politique humaniste est en effet un funambule qui doit chercher un juste équilibre dans son rapport au théologique en usant de prudence. Il dépend de nous tous de l’aider à ne pas tomber, ce qui nous rend, en un sens, également responsables de l’état de tutelle potentiel planant au dessus de nos têtes. Sapere Aude!

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