Le philosophe doit-il se marier ? Et mourir en Socrate plutôt qu’en Nietzsche
Les rapports des philosophes au mariage, au couple, à l’union, ont toujours été compliqués. Il n’y a qu’à voir la façon dont Sartre est parvenu à arnaquer Simone de Beauvoir avec sa subtile distinction entre « amour contingent » et « amour nécessaire » : c’est en assénant ce genre de choses aux femmes que l’on se retrouve après avec des pavés féministes, des gender studies et, encore plus grave, Judith Butler.
Nietzsche, qui avait, comme on sait, de nombreuses idées très arrêtées sur bien des sujets, en avait également sur la question du mariage. Selon lui, ne pouvait prétendre être philosophe celui qui ne fuyait pas coûte que coûte tout engagement.
C’est ainsi que le philosophe repousse avec horreur le mariage et tout ce qui pourrait l’y inciter, − le mariage comme obstacle funeste sur son chemin vers l’optimum. Quel grand philosophe jusqu’ici a été marié ? Héraclite, Platon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Schopenhauer − eux ne l’étaient pas ; bien plus, on ne sautait même pas se les figurer mariés. Un philosophe marié relève de la comédie, telle est ma thèse : et l’exception qu’est Socrate, le méchant Socrate s’est marié, semble-t-il, par ironie, rien que pour démontrer cette thèse-là.
Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Troisième traité, § 7.
Nietzsche savait s’écouter. Il ne se maria pas, et préféra le ménage à trois en compagnie de Paul Rée et Lou Andreas-Salomé, avec cependant un succès très mitigé. Les seuls êtres qu’il enserra ensuite ne furent plus que ceux qui lui transmirent cette syphilis qui lui sera fatale, et aussi ce cheval qu’il enlaça en sanglot, tout ça parce que son cocher le battait − naissance de la tragédie, de sa tragédie.
Socrate était quant à lui marié à Xanthippe, qui était une mégère notoire et redoutée. Pour Nietzsche, Socrate ne l’aurait épousée que pour montrer qu’il ne fallait pas se marier. La légende raconte qu’un jour, elle lui vida le pot de chambre sur la tête. Diogène Laërce rapporte en effet :
À Xanthippe qui, l’injuriant d’abord, allait ensuite jusqu’à l’arroser : « Ne disais-je pas, dit-il, que Xanthippe en tonnant ferait aussi la pluie ? »
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Livre II, 36.
Socrate avait le sens de l’humour. Qui peut-être n’était pas très apprécié de sa douce et tendre − cas classique.
À Alcibiade, qui disait que Xanthippe, quand elle l’injuriait, n’était pas supportable, « Pourtant moi, dit-il, j’y suis habitué, exactement comme si j’entendais continuellement des poules ; et toi, d’ailleurs, dit-il, tu supportes les oies quand elles crient ? » L’autre lui répondant : « Mais elles me donnent des œufs et des oisons », « Moi aussi, dit-il, Xanthippe me donne des enfants. »
Socrate était peut-être même un brin misogyne, pour réduire Xanthippe au seul rôle de pondeuse. Mais c’est qu’il se murmure qu’il préférait les beaux éphèbes, tel que, justement Alcibiade.
Une fois que, sur la place publique, elle l’avait dépouillé de son manteau, ses disciples lui conseillaient d’user de ses mains pour se défendre : « Oui, par Zeus, dit-il, pour que, pendant que nous échangeons des coups, chacun de vous dise : « Bravo, Socrate », « Bravo, Xanthippe » ? » Il avait commerce, disait-il, avec une femme acariâtre, tout comme le cavaliers avec des chevaux fougueux. « Eh bien, dit-il, tout comme eux, une fois qu’ils les ont domptés, maîtrisent facilement les autres, moi, de même, qui ai affaire à Xanthippe, je saurai m’adapter aux autres humains. »
On aura compris, à l’exemple de Socrate et de Xanthippe, que si, pour Nietzsche, le philosophe doit se méfier du mariage, c’est parce qu’une femme n’est qu’une entrave, un obstacle, un problème duquel il faut rester éloigné. L’institution maritale a toutes les chances d’empêcher le philosophe d’atteindre son « optimum de conditions favorables, dans lesquelles il peut déployer toute sa force et atteindre le maximum de son sentiment de puissance », dit Nietzsche. Il faut penser et faire comme Bouddha : « étroite, pensa-t-il, est la vie domestique, lieu d’impureté ; la liberté est dans l’abandon de la maison » : »et sur cette pensée, il quitta la maison ». L’idéal ascétique du célibat pourra alors être la condition de possibilité de quelque chose de plus grand.
Mais, n’en déplaise à Nietzsche, ne connait-on pas certains philosophes ayant été mariés ? Philippe Choulet, qui a présenté le texte dans l’édition GF, ajoute à la note 318 :
On peut compléter la revue des effectifs, en remarquant que Aristote, Hegel et Marx étaient mariés ; or, ils sont tous, en effet, même si c’est à des degrés divers, des philosophes de la dialectique : serait-ce que celle-ci représente la synthèse ou la solution qui peut mettre fin à la contradiction et à l’antithèse qu’est la scène de ménage ?
La dialectique comme solution de la scène de ménage ! Voilà ce qui permettrait aux philosophes mariés de gérer les contradictions du mariage. Mais quoique motrice, la dialectique n’est cependant pas sans dégâts. Jean-Marie Brohm, grand penseur trosko-marxiste contemporain, remarque ainsi − sans rire − dans Les principes de la dialectique (à vendre pour 5 EUR au lieu de 25 chez Mona Lisait − d’aucuns diront que c’est encore trop cher) :
Ainsi les contradictions internes au sein d’un couple trouvent immédiatement à s’exporter sur le voisinage, provoquant à leur tour l’exacerbation des contradictions internes des couples amis et créant de cette façon une concaténation de contradictions.
Jean-Marie Brohm, Les principes de la dialectique, p. 207.
Au Ve siècle, dans le quartier d’Athènes que fréquentait Socrate, ça devait ainsi concaténer sévère de la contradiction. La cigüe fut sans doute la synthèse sur laquelle le conflit domestique socratique aboutit. La mort de Socrate ? Non pas un procès en hérésie philosophique, politique ou religieuse, comme on l’a cru jusqu’alors, mais simplement le dernier épisode de la longue scène de ménage à laquelle se livraient Socrate et Xanthippe dans les rues athéniennes.
On s’interrogeait depuis toujours − surtout Nietzsche − sur les derniers mots de Socrate :
Criton, nous devons un coq à Esculape. Payez cette dette, ne soyez pas négligents.
Platon, Phédon, 118a.
On a tout imaginé derrière cette sentence ; d’après Nietzsche, c’était là l’aveu, ou au moins le symptôme d’une santé décadente. En fait, on saisit désormais mieux le sens de ces paroles : ce coq que Socrate voulait sacrifier aux Dieux, ce devait être cette poule, cette oie de Xanthippe !
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4 mars 2011 à 13:59 Luccio[Citer] [Répondre]
Ca n’est pas très gentil de se moquer de la langue des dialecticiens. Ils sont obligés d’écrire ainsi pour dire la vérité de l’être en évitant les approximations et autres clartés du langage.
Sinon, ma curiosité et ma mémoire entrent elles aussi en concaténation. Nietzsche ne propose-t-il pas plus loin dans le livre de dépasser l’idéal ascétique du philosophe ? Sa trop grosse moustache a dû l’empêcher de mettre en oeuvre une vie volage et studieuse à la Sartre… de dépasser ses contradictions. Tant et si bien qu’on ne sait plus qui de ses écrits ou de sa moustache a bien pu produire l’autre.
4 mars 2011 à 14:13 Ovide[Citer] [Répondre]
On se demande vraiment ce que faisait Sartre avec Simone de Beauvoir.
Je suis vraiment intrigué par ce que je lis sur Nietzsche. Il em semble au contraire avoir lu qu’il avait essayé d’épouser la fille qu’il aimait et qu’il avait lamentablement échoué (mais c’est peut-être une interprétation que j’ai lu chez Soral, je mets mes sources en doute).
Pour la question du mariage, il est évident qu’il est difficile de choisir. Choisir entre l’amour de la philosophie et l’amour d’une femme. Peut-on aimer une femme quand on consacre sa recherche à la vérité ? C’est difficile. Si on est St-Thomas d’Aquin ou Leibniz on peut passer sa vie sans penser au second genre, mais qu’en est-il de la majorité des philosophes?
L’amour n’empêche pas d’être un intellectuel. Je pense à Ovide (le vrai). Je ne sais plus s’il était marié…ce qui m’amène à reformuler la problématique: Quand on parle de mariage, est-ce qu’on parle d’une véritable relation d’amour réciproque ou d’une cage sociale? On craint que ce soit la passion ou la relation qui empêche le philosophe de penser?
5 mars 2011 à 12:48 Astoc[Citer] [Répondre]
Pour Nietzsche, l’idéal ascétique du philosophe est indépassable dans le sens où ce n’est pas par choix que le philosophe devient ascète. C’est l’instinct du philosophe qui le pousse à rejeter tout ce que les autres hommes recherchent, et notamment le mariage.
Cela me fait penser au prologue du Gai savoir [§3] où il écrit : « C’est l’amour pour femme qui éveille en nous des soupçons… Le charme de tout ce qui est problématique, la joie que procure l’X sont, chez de tels hommes plus spirituels, plus spiritualisés, trop grands pour que cette joie, telle une claire ardeur, ne s’impose toujours contre toute la détresse de ce qui est problématique, contre tout risque d’insécurité, et même contre la jalousie de l’amant. »
Bref, c’est l’instinct (en tant que manifestation de la volonté de puissance) qui pousse le philosophe à chercher (à l’insu de son plein gré…) les conditions favorables à son développement.
Il a, par ailleurs, demandé Lou en mariage et s’est vu essuyer un refus… Dans le cadre d’une psychologie de comptoir, on pourrait dire que « ceci explique cela » et qu’il rejette le mariage parce que le mariage lui-même l’a rejeté…
5 mars 2011 à 17:25 Gnouros[Citer] [Répondre]
Même pas sûr que ce soit de la psychologie de comptoir : en fait, c’est presque une explication nietzschéenne. En effet, si on prend Nietzsche au mot, tous les systèmes de pensée, toutes les doctrines, toutes les propositions ont pour finalité première de justifier l’idiosyncrasie de celui qui les propose, de justifier sa manière d’être ; c’est la volonté de puissance qui s’y manifeste. Pourquoi la philosophie développée par Nietzsche devrait-elle échapper à ses propres règles ? (On pourrait aussi renvoyer au concept de rationalisation de la psychologie contemporaine.)
Concernant les rapports entre le philosophe et l’idéal ascétique, j’admets que ce paragraphe 7 me plonge dans l’embarras pour plusieurs raisons :
1) Que désigne le terme « philosophe » dans ce texte ? Sont-ce les philosophes pré-nietzschéens (par exemple, ceux cités dans le texte : finalement, ça pourrait répondre à ma question) qui buttent face aux grandes erreurs de l’humanité ? Ou est-ce au contraire le philosophe nietzschéen, l’homme supérieur, l’homme de la connaissance qui les dépasse et se place par-delà bien et mal ?
2) Il me semble que Nietzsche présente bel et bien l’idéal ascétique comme quelque chose de stérilisant, une erreur avec laquelle il faut en finir. Nul doute que le philosophe nietzschéen, l’homme de la connaissance ne doit pas vivre conformément à ces idéaux ascétiques, mais au contraire les dépasser. Cependant, il me semble que dans le paragraphe 7, il montre tout de même une voie possible pour qui se conformerait à eux, et surtout à la fin du paragraphe 8 où il est question de l’artiste et de l’athlète qui s’abstiennent de la vie sexuelle pour produire à quelque chose de plus grand − ce qui correspond un peu à la théorie freudienne de la sublimation (en cela, Onfray n’a peut-être pas tort de voir en Nietzsche un précurseur de Freud).
Et au final, j’hésite donc entre deux interprétations :
1) Les philosophes pré-nietzschéens ne se sont jamais mariés parce que leur petite santé, leur dégoût de la vie les attachaient à l’idéal ascétique. Au contraire, le vrai philosophe nietzschéen ne devrait pas avoir peur du commerce des femmes, puisqu’il se doit de défier les idéaux ascétiques (et Deleuze, le plus grand nietzschéen de la fonction publique, s’est marié et a même eu des enfants − et il n’était pas dialecticien).
2) L’idéal ascétique, aussi stériles que soient certaines de ses formes et manifestations, peut aussi permettre d’accéder à quelque chose de plus grand : dans ce cas, le philosophe ne doit pas se marier et doit sublimer (pour parler comme Freud) ses instincts sexuels en autre chose. Mais alors, dans ce cas, cela signifie, si l’on suit la lettre nietzschéenne, que les philosophes pré-nietzschéens ont également produit quelque chose de grand, malgré les erreurs que leurs doctrines entérinent. Mais c’est vrai que Nietzsche ne semble pas dénier la force de leurs théories ; il les respecte en tant que manifestation de la volonté de puissance, manifestation de la vie, mais d’une vie qui se nie elle-même − et en cela, il les condamne.
Écrivant cela (ce commentaire est un work in progress), j’ai le sentiment que l’interprétation 2) paraît être la plus correcte : i) le philosophe, qu’il soit nietzschéen ou pas, ne doit pas se marier ; ii) l’idéal ascétique du célibat est une « grande chasteté » qui lui permet de sublimer ses instincts sexuels en quelque chose de grand, une philosophie (et en ce sens, le célibat est condition de possibilité de toute philosophie ; on pourrait presque dire qu’une philosophie n’est rien d’autre qu’une théorie sexuelle, la transformation des instincts sexuels en quelque chose d’autre) ; iii) mais sa philosophie ne doit pas entériner les idéaux ascétiques ou nier la vie elle-même, mais au contraire affirmer celle-ci ; iv) au final l’idéal ascétique permet d’accoucher de l’esprit qui va nier celui-ci, il porte en lui-même les germes de sa propre destruction.
Mais je ne sais pas si ma lecture est correcte. En tout cas, je confirme que Nietzsche a mal vécu la distance que Lou Andreas-Salomé lui imposait.
6 mars 2011 à 0:39 Astoc[Citer] [Répondre]
Concernant le rejet du mariage, il me semble qu’il serait trop facile de l’expliquer simplement en affirmant que c’est PARCE QUE Nietzsche s’est vu refusé sa proposition par Lou qu’il développe cette thèse. C’est pourquoi je ramène ça à de la « psychologie de comptoir ».
1) D’après la phrase du même paragraphe : « Incontestablement, depuis qu’il y a des philosophes sur terre et partout où il y a des philosophes (de l’Inde à l’Angleterre, pour prendre les pôles opposés dans les capacités philosophiques), il y a une véritable animosité, une rancune philosophique à l’égard de la sensualité », il semble qu’il désigne le philosophe en général.
2) Il faut distinguer entre « idéal ascétique » et « l’instinct ascétique ». Posé en tant qu’idéal l’ascétisme est nuisible : c’est l’ascétisme religieux qui mine la volonté de puissance et qui va contre les instincts. L’instinct ascétique est l’instinct qui permet au philosophe « de déployer sa force et [d’] atteindre la plénitude du sentiment de sa puissance ». Le philosophe ne peut pas aller contre cet instinct, sans cet instinct il n’y a pas de philosophe. Le problème se pose quand l’ascétisme devient un idéal. L’ascétisme « positif » est celui qui n’est pas posé en tant qu’impératif, mais bien celui qui découle de l’instinct, il est donc en tant que tel « inconscient » (si on me permet l’utilisation de ce mot).
Il me semble donc que la seconde interprétation est plus en accord avec ce que Nietzsche exprime. J’objecterais que le philosophe n’obéit jamais à un « Tu dois ». Il n’y a pas de règle qui dit « le philosophe ne doit pas se marier », ce serait justement l’expression de l’idéal ascétique que Nietzsche rejette. S’il est véritablement philosophe, le philosophe ne se mariera pas (ce qui nous ramène à la question : pourquoi Nietzsche a-t-il donc voulu se marier?). Nietzsche reproche à ses prédécesseurs (notamment Schopenhauer) d’avoir élevé l’ascétisme au rang d’idéal, car en tant qu’idéal il nie la vie.
L’instinct ascétique, en tant qu’instinct, est par-delà bien et mal. L’idéal ascétique, en tant qu’idéal à atteindre, instaure une morale et est donc négateur des instincts, de la volonté de puissance, de la vie.
6 mars 2011 à 13:10 Luccio[Citer] [Répondre]
Tout cela est très éclairant, merci bien.
Ainsi, la moustache-repoussoir que Nietzsche arborait serait un résultat de l’instinct ascétique et non un devoir imposé par son idéal ascétique. Sa grande raison (son corps) fit Nietzsche avec une grosse moustache pour qu’il puisse poursuivre sa production philosophique contre ses velléités de mariage de surface.
Ce qui produisit ses écrits fut donc ce qui produisit sa moustache ?
7 mars 2011 à 10:59 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Effectivement, j’ai dû manquer la distinction entre l’idéal et l’instinct ascétique. Cela fait sens.