A celui qui ne vit rien reste la misanthropie. Cloîtré dans sa bibliothèque, en haut de son donjon, il peut, Nietzsche à la main, lancer des invectives au monde : que de nullités produites par des gens misérables ! Mais ce genre d’incongru est parfois tenté de sortir. Après tout, les papillons, les zoizeaux et les fleurs de printemps sont à tout le monde ; même aux habitants des grandes villes. Au printemps, même le misanthrope sort de chez lui. C’est pourquoi la ballade printanière n’est jamais sans risque, surtout lorsqu’elle est citadine. Mais la faune des villes compte un être bien pire que le misanthrope : le philanthrope ; plus précisément une espèce d’être qui fait profession de philanthropie. Afin de ne pas le confondre avec les lecteurs de Morbleu qui – j’en suis sûr – sont tous dans le privé de généreux donateurs et mécènes, nous l’appellerons le « philentrope ».

Nous voilà donc nantis d’un mot absurde que nous allons tenter d’étayer par une étymologie factice mais néanmoins savante. Appuyons-nous sur ἐντροπία , entropia [1], qui au pluriel (à tous les coups entropiê) signifie « ruses, détours » (voir mon Bailly, p.690b). La conjonction de la philia et des entropiê, de l’amour-amitié et des ruses et détours, c’est la philentropie, l’apparence rusée de l’amour-amitié. Le philentrope pourrait être ainsi celui qui par ruse met en avant la philia. Amélioration du jeu de mot : le philentrope est celui qui pour son intérêt personnel prend des allures de philanthrope [2].

Je pourrais maintenant, devant vos yeux forcément ébahis, tenter de reconstruire a priori la figure du philentrope – comme j’ai tenté de le faire pour le cuistre. Mais il se trouve que je préfère Achille Talon à mes néologismes, je ne vous fatiguerai donc pas ici avec ce genre de constructions (bande de petits veinards !). Le philentrope est avant tout un concept désignatif : il sert à dénoncer désigner tous ces vilains qui arpentent les rues des grandes villes en bande, du printemps à l’été indien (vendredi dernier ils avaient déjà envahis la rue de la République à Lyon). Vous savez, ceux qui tentent de récolter de l’argent pour des associations humanitaires. Alors pourquoi s’indigner contre les vilains qui font acte de philanthropie ? Des gens qui alternent bassesse et générosité, c’est vieux comme l’anthropologie de Saint Augustin, et il y en a plein les Country Clubs. Mais il s’agit d’étudier ici des vilains qui sont précisément vilains lorsqu’ils font acte de philanthropie (lorsqu’ils semblent…), des philentropes.

Mais pourquoi sont-ils si méchants ? Parce qu’ils ont choisi de travailler chez les méchants. Sans doute doivent-ils manger, mais ils ont choisi leur métier [3]. Les méchants, c’est ONG Conseil, une boîte à laquelle des ONG confient le soin de leur trouver des revenus.

Comment opèrent ces gens-là ? Il visent les jeunes, arrivent en groupe et interjectent (sont agressifs même avec une voix joviale). A ce niveau, on dirait les jeunes arnaqueurs, œuvrant prétendument pour la jeunesse, qui vendent des cartes postales à 8 euros. La différence ? Le costume, la somme demandée et le but affiché de leur action.

Tableau des différences

Qui Le costume La somme Le but
Les arnaqueurs néant (Djeuns) environ 8 euros contre une carte postale aider à monter un projet (pour la jeunesse)
Les philentropes (des jeunes !) une couleur vive (avec le nom d’une asso) 8euros par mois minimum (par virement) aider les démunis (liés à une ONG)

Ces différences ne doivent pas cacher le mécanisme commun : l’arnaque par sympathie. Lorsqu’on se fait arnaquer, quelque part on est au courant, on voit les choses arriver mais on laisse faire comme un simple spectateur. L’arnaque repose aussi sur une passion accessoire : on craint toujours un peu le jeune de banlieue et sa carte postale, on craint pour son chez soi quand on accueille le serrurier en 0800, et on craint de passer pour un salaud quand on nous demande ce qu’on fait pour le tiers-monde, le quart-monde ou les animaux — certes, c’est à partir d’une anthropologie de la crainte que j’opère ici, on pourrait poser d’autres passions comme support de l’arnaque (empathie, générosité, etc.). Mais l’arnaque employée par celui qui dit agir pour une bonne œuvre est pire : le philentrope qui vous arnaque (force votre consentement par sympathie) peut vraiment croire qu’il fait autre chose que vous arnaquer. Sa mauvaise foi est aussi grande que la culpabilité qu’il fait naître en vous.

Apportons cependant un bémol à cette condamnation unilatérale [4]. Il semblerait que les managers d’ONG Conseil ménagent leur troupe et leur modus operandi si leur commanditaire leur demande de le faire. Ainsi, une employée de ces vilains pour « Habitat et Humanisme » (ou quelque chose dans le genre) a eu pour consigne de ne pas être agressive dans la vente et d’être sûre que les donateurs soient des gens qui profitent de l’occasion pour agir (et donner) comme ils auraient à la limite pu agir d’eux-mêmes, de se contenter d’être un comptoir accessible. Mais ce serait oublier le connard qui a failli me faire verser quelques euros par mois à l’UNICEF alors que je n’avais pas de revenus (pas même de carte bancaire), ou un autre qui démissionna d’ONG Conseil parce qu’il trouvait que la gestion et le licenciement facile du personnel pour manque d’efficacité étaient un peu monstrueux.

Car voilà la chose : ONG Conseil n’est pas une ONG , et ses employés ne sont pas des bénévoles, ils sont payés (et commissionnés ? et ont la possibilité de voir leur salaire fixe évoluer… mais à partir de quels critères ?). Pour ne pas avoir d’ennuis, il faut placer le lien suivant http://www.ongconseil.com/nos-valeurs.html où le tout venant pourra voir que je suis un salopard trop prétentieux, ou que les choses ont pu changer avec le temps.

En tout cas, au nom de la bonne cause, on s’autorise alors à employer les méthodes les plus agressives du street-marketing – je suis désolé que les déclarations d’intention de la GE (gentille entreprise) ne correspondent pas nécessairement à mon vécu personnel. Ces gens semblent servir ce vieux Mammon (le démon de l’argent, que Marx met en avant dans le premier livre du Capital [5]), avec l’aval de certaines associations. Quand on joue pour le bien, on devrait vraiment le faire bien, quitte à jouer avec une main dans le dos. Si vous acceptez de faire appel à des méthodes marketings à la limite de l’arnaque, ne renforcez-vous pas cet horrible système où l’argent est roi ? Prétendant servir les démunis, ils servent Mammon et agissent donc contre les démunis.

Alors nous voilà en plein dans un conflit entre éthique de conviction et éthique de responsabilité (si l’on suit Weber dans Le métier de savant). Une valeur : aider son prochain (les démunis). En éthique de conviction, c’est cette valeur qu’il faudra à tout prix défendre, en refusant tous les moyens qui s’en éloignent, comme le street-marketing. En éthique de responsabilité, on pense à sauver les plus malheureux quelle que soit la façon dont on prend l’argent. En vrai il faut ménager les deux (l’homme politique compétent est celui qui commence par la responsabilité et sait un jour dire stop au nom de ses valeurs). Sans doute ne suis-je qu’un curé qui avance masqué [6], car la façon dont ces gens ménagent responsabilité et conviction me semble bien ahurissante.

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[1] Pour les curieux : le mot entropie s’appuie que entropê, l’action de se retourner, de changer de disposition
[2] Heureusement que je n’ai pas l’influence d’un Derrida, sinon ce mot assez moche risquerait de se répandre.
[3] Un type moins consensuel pourrait dire de même à propos des policiers qui expulsent les sans-papiers
[4] Avant de la reprendre, parce qu’il faut quand même pas pousser !!!
[5] Plus je vérifie et moins je suis sûr de mon coup ; si un généreux lecteur veut bien me confirmer la chose, qu’il n’hésite pas
[6] Un peu à la Léon Bloy, « S’il donne de mauvais cœur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers », in Le Désespéré.

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