Roland BarthesUn jour, Roland Barthes mourut alors qu’il se rendait au Collège de France, percuté par la camionnette d’une blanchisserie.

Comme cette mort était pour le moins inattendue, notre auteur n’eut pas le loisir de s’occuper de détruire ses notes, ses esquisses, ses ébauches, ses travaux, ses journaux, en un mot, tous les textes qui allaient devenir posthumes, orphelins de leur auteur.

L’existence de ces textes posait évidemment la question de leur éventuelle publication, de la même manière qu’il y eut et qu’il y a débat pour Foucault, Kafka, Nietzsche et autres grands noms. Qu’en pensait l’auteur ? Qu’en pensait son testament ? Qu’en pensait son exécuteur testamentaire ? Qu’en pensaient ses proches ? Qu’en pensait le public ? Pouvait-on légitimement publier posthumement ? Si la dernière volonté de l’auteur l’interdisait, pouvait-on y déroger ?

Ces jours-ci paraissent le Journal de deuil et les Carnets du voyage en Chine que Barthes n’aurait pas autorisés. François Wahl est offusqué. « Roland Barthes aurait été révolté », hurle-t-il aux malencontreux éditeurs. Jamais il n’aurait permis que l’on divulgue au public ces écrits inachevés. « Roland m’avait très explicitement demandé de veiller à empêcher tout dérapage des publications après sa mort ; c’était très clair : rien qui ne soit prêt ne devait paraître. »

Les éditeurs ripostent en critiquant le bienfondé de ces attaques. « Il n’y a pas d’affaire Roland Barthes » : François Wahl a lui même publié des inédits de Barthes ; il conteste ces ouvrages sans les avoir lus ; sa critique reste superficielle et très peu philosophique ; il oublie qu’il n’est pas le seul concerné par la mort de l’auteur.

« La mort de l’auteur » : c’est précisément le titre d’un article écrit par Barthes en 1968, éclairant sur cette question. Plus que Wahl, plus que les éditeurs, c’est sans doute ce texte qu’il faut interroger.

Ce que Barthes explique, conformément au structuralisme, c’est que l’auteur n’existe pas. Il n’est qu’une invention moderne.

L’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Age, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français, et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu, ou, comme on dit plus noblement de la « personne humaine ».

Il est donc logique que, en matière de littérature, ce soit le positivisme, résumé et aboutissement de l’idéologie capitaliste, qui ait accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur. L’auteur règne encore dans les manuels d’histoire littéraire, les biographies d’écrivains, les interviews des magazines, et dans la conscience même des littérateurs, soucieux de joindre, grâce à leur journal intime, leur personne et leur œuvre ; l’image de la littérature que l’on peut trouver dans la culture courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions ; la critique consiste encore, la plupart du temps, à dire que l’œuvre de Baudelaire, c’est l’échec de l’homme Baudelaire, celle de Van Gogh, c’est sa folie, celle de Tchaïkovski, c’est son vice : l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa confidence.

D’après Barthes, on postule l’auteur comme étant à la source du texte et l’on cherche à en rendre compte en terme d’intention, comme si le dernier mot de l’interprétation devait être donné au nom qui s’impose en caractères gras sur la couverture. C’est là le fondement de la critique littéraire classique, celle de Sainte Beuve contre laquelle déjà Proust s’éleva, mais aussi de celle pratiquée dans les classes de Terminale, et même après dans les Universités.

Or, ce que Barthes recommandera, c’est de faire l’économie de l’auteur comme principe explicatif. « La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ». Si un texte ne peut exister indépendamment de l’existence de celui qui l’a écrit – car comment aurait-il pu être rédigé ? -, il existe encore moins indépendamment de l’existence du lecteur qui le lit. Un texte n’existe que s’il est lu. En somme, le dernier mot revient non pas à celui qui l’a rédigé mais à celui qui le déchiffre. Ce n’est pas l’auteur qui crée son œuvre ; c’est le lecteur qui, à force de perpétuelles relectures, crée une Idée de l’œuvre, une Idée de l’auteur. Aussi, un écrit ne devient une partie de l’œuvre d’un auteur que s’il s’avère conforme à l’Idée que l’on se fait de l’œuvre et de l’auteur.

L’auteur de Wikipédia, qui existe par définition encore moins en tant qu’auteur, qui écrit la notice de Roland Barthes note :

Si demain on découvrait un manuscrit écrit de la main de Roland Barthes (l’homme) mais ne correspondant pas au style de Barthes (l’écrivain) pourrait-il être délibérément omis de ses œuvres complètes (qui pour le coup ne le seraient plus) ? Ce n’est pas impossible. Le nom de l’auteur sert somme toute de désignateur à son travail. Dire avoir « lu tout Roland Barthes » signifie avoir lu ses œuvres, non l’homme. De même, découvrir que La mort de l’auteur est de la main d’un autre changerait la conception de Barthes-écrivain, mais pas de Barthes-l’homme. L’auteur est donc construit à partir de ses écrits, et non l’inverse. L’auteur n’est plus à l’origine du texte ; celui-ci provient du langage lui-même. Le « je » qui s’exprime, c’est le langage, pas l’auteur.

Ainsi, Wahl, tout comme les éditeurs au titre qu’ils n’utilisent pas cet argument, semblent avoir oublié que pour Barthes, Barthes n’existe pas. C’est au lecteur de le créer. C’est au lecteur de décider quels textes il a écrit, ou pas.

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