La Fierté et le mérite moral. Où l’on tente une analyse d’inspiration gnourosienne
On oublie trop souvent que Kant voulait castrer les homosexuels − ce fut particulièrement bien théorisé dans La doctrine du droit.
- La revendication positive
- La Fierté et le mérite moral. Où l’on tente une analyse d’inspiration gnourosienne
- Mais comment être fier ? Où l’on revient à ses vieilles amours kantiennes
Le militant d’une minorité attaquant les préjugés et les mots sans s’occuper de trouver des excuses à ceux qui les ont employés (sans doute parce que son propos n’est pas de juger et condamner mais de constater que ce n’est pas cool), pourrait bien se fourvoyer. Tentons de soulever un mauvais aspect de sa démarche. Le militant est fier sans raison, comme le chauvin. Or le chauvinisme c’est pas bien (enfin y parait). Ainsi, la fierté non justifiée, c’est ça le mal1, un mal partagé par le minoritaire et le majoritaire. Pis, ça pourrait être à la base d’une fierté d’être normal, et donc d’une tendance à jeter l’opprobre sur ceux que l’on juge différents. Le moyen, même s’il paraît nécessaire, nuirait à la fin : déclarer sa fierté d’être X, c’est illogique, contradictoire, voire contre-productif.
Le militant qui s’occupe de revendiquer une fierté est alors avant tout un militant de la bêtise, un instrument du diable. Et, en considérant l’activiste comme la figure extrême du militant-fierté, on peut déclarer de manière paradigmatique que « il n’y a rien de plus con qu’un activiste gay »2. – Et Oscar de commenter : « C’est curieux, je sentais comme venir un léger glissement dans l’argumentation ! » (véridique, c’est du travail en amont toutes ces petites conneries que j’écris).
L’orgueil et les mérites
Là je lance mon cri de ralliement : « La fierté sans le mérite, c’est déjà de l’orgueil ».
On peut noter un côté chrétien, voire judéo-chrétien, et si ça se trouve bouddhiste, taoïste ou musulman – et peut-être même athée : l’orgueil c’est pas bien.
Et la nécessité d’assimiler fierté et mérite, c’est au moins vieux comme Cicéron3, soit comme la philosophie latine (on pourrait remonter à Platon).
Par exemple au livre cinq des Tusculanes (XV, 43), Cicéron annonce que :
« tout ce qui est bon [ce qui est bien (à posséder ou à vivre)] comporte de la joie ; or tout ce qui comporte de la joie mérite qu’on s’en félicite et qu’on en soit fier ; mais ce qui est tel est aussi glorieux, c’est assurément digne d’éloge ; or ce qui est digne d’éloge est certainement aussi honnête ; par suite ce qui est bon est honnête » (p.128 chez Budée)
Ne nous trompons pas, car l’extrait choisi est ambigu.
Il ne s’agit pas de réduire la vertu aux biens et plaisirs, et justifier ainsi la possibilité d’être fier de X ou de Y pour peu qu’on prenne plaisir à l’être. Il s’agit tout au contraire de montrer que les biens sont du ressort unique de la vertu (ce qui permet d’être honnête). On a ici une sorte d’analyse (phénoménologique?) des passions déployée au profit d’une hiérarchie logico-morale : bon → joie → fierté → gloire → digne d’éloge → honnête [→ vertu]. On est fier des biens dont on jouit, mais c’est parce qu’ils comportent de la vertu. Transformé en principe moral : pour être fier il faut le mériter (faire preuve de vertu).
Le mérite, le mérite… ô lecteur assidu, cela devrait te rappeler ce billet d’Oscar où il présente la distinction entre mérite moral et mérite rétributif qu’il reprend à Yves Michaud. Petit résumé :
Un champion (d’athlétisme ou des mathématiques) peut n’être champion que grâce à ses facilités, il n’en demeure pas moins qu’il réalise une performance et qu’on lui accorde une récompense pour cette performance (salaire, éloges, diplômes) : c’est le mérite rétributif.
Un bonhomme arrive à marcher après des mois de rééducation alors même que les médecins n’osaient le prédire, si sportivement ça reste un naze, on lui attribue quand même un certain mérite lié à ses efforts : c’est le mérite moral.
Ces deux notions du mérite, si elles ne renvoient pas à la même réalité, peuvent toutefois être utilisées pour décrire un même objet : un champion qui a dû s’entrainer des heures durant peut combiner mérites rétributif et moral car il a sué et réussi une performance4. Mais dans bien des cas il semble que la part du mérite rétributif soit raison inverse de celle du mérite moral.
Et si le sage combine les deux mérites (c’est le top des hommes, mais il n’est pas facile de devenir sage), la figure du sage a pu laisser penser qu’au fond le seul mérite qui vaille est le mérite moral : Socrate n’acceptait pas de salaire. Lorsqu’on parle de mérite, on doit viser le mérite moral et se méfier du mérite rétributif.
L’activisme et les mérites
Ainsi la condamnation de la fierté revendiquée d’être X repose sur l’absence de mérite moral à être X. En effet, on n’a pas choisi d’être X, c’est pour cela qu’on n’a ni à en avoir honte, ni à en être fier. On a le droit d’être fier que si on a du mérite moral : voilà la base de la condamnation de l’activisme (jugé) outrancier.
Alors comment défendre cet activisme ?
– Dire qu’il y a un certain mérite moral à être X : la société condamne les gens qui sont X, et s’affirmer comme X malgré la société serait méritoire – non qu’on soit responsable d’être X, mais on l’est déjà de le revendiquer (je suis, noir, gay et juif allemand, et j’assume contre les quolibets). C’est cependant s’accorder du mérite moral pour quelque chose qu’on n’a pas choisi et presque condamner ceux qui ne font pas pareil (comme l’homo ou le noir refoulé). On a envie de rejeter l’argument.
– En jouant sur le mérite rétributif. En France on mange bien et on a écrit Cyrano de Bergerac, on a donc de quoi être fier d’être français. La fierté est alors une faible rétribution pour une performance qui si brillante qu’elle soit n’en est pas moins partagée par bon nombre de gens. Alors ceux qui ne sont pas assez rétribués en fierté (voire qu’on paye avec de la honte) organiseraient des marches pour être mieux lotis : que la société leur laisse un peu de fierté comme aux autres. Cependant cette fierté d’être X sembler n’être liée à aucune production ou réalisation particulière (ce qui n’est pas très mérite rétributif), à moins de renforcer la différence entre ceux qui sont X et ceux qui ne le sont pas. Mais il est difficile d’affirmer que la communauté gay a permis la production de grands artistes comme Oscar Wilde et les Sexy Sushi. En plus c’est quand même un peu communautariste, et être communautariste c’est pas bien (avec ce genre d’argument, je dois avouer qu’aujourd’hui je touche le fond de ma capacité d’analyse).
– Si y’en à d’autres je suis preneur.
En tout cas la fierté me semble être le péché du revendicatif comme l’orgueil est un péché capital. L’activisme est alors condamné par ce principe qui affirme que seul le mérite moral autorise vraiment à être fier. Corollaire : la fierté liée au mérite rétributif existe, qu’on apprécie ou non, mais elle ne peut servir de base à aucune revendication-déclaration de fierté.
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[1] De grands intellectuels se sont déjà intéressés à cette question.
[2] « Il n’y a rien de plus con qu’un militant pro-israelien ou qu’activiste gay » me glissa un jour un commentateur de Morbleu aux pseudos variables et souvent critique de nos billets. Je crois qu’il avait en tête une association dont la thématique est la révolte et la déconne (en anglais to act up). Ca se trouve on va le voir réagir (parce que là je le voue à la vindicte populaire et activiste… et je vous vends son adresse pour 60 euros).
[3] Je n’oserais croire qu’il y ait des lecteurs de Morbleu qui n’aient pas vu la série Rome et qui du coup ne sauraient pas que Cicéron était Romain et hors de la sphère judéo-chrétienne (même s’il y avait des Juifs à Rome, la preuve il y en a un dans la série.
[4] Comme François Pignon lorsqu’il se fait passer pour le Professeur Sorbier à la fin du Diner de cons.
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22 juin 2011 à 22:11 Luccio[Citer] [Répondre]
Et Arte qui diffuse les trois premiers épisodes de la série Rome ce soir. C’est le destin !
12 juillet 2011 à 21:24 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Je continue mon pourrissage. Et comme ça, l’auteur sera moins triste que de se voir avec un article ambitieux avec zéro commentaire (ce qui est quand même la te-hon : pas de marche des fiertés pour cela).
Ben oué, moi mon grand oncle il était fier d’être un SS. Alors que moi, je persiste à penser que c’était pas cool.
Je confirme. Et je trouve que ça glisse quand même sacrément sévère.
Moi j’ai pas vu, et je le savais quand même. Mais j’ai compris l’humiliation personnelle.
Alors que c’est ce qu’on pourrait penser, en effet. J’appréhende une sur-interprétation litigieuse. Mais bon, je n’ai pas lu ce texte.
Il faudrait relire, mais ça se peut que ça soit moi qui l’introduise chez Yves Michaud. Vu le nombre d’occurrences Google, cette distinction m’a tout l’air d’être presque un hapax gnourosien. En tout cas, je l’ai explicitée. Loué soit moi.
Et ce matin, relisant la généalogie de Nietzsche, j’imaginais que la notion de mérite (dans le sens rétributif) avait été inventée par les forts, par la race noble ; le ressentiment des faibles, des esclaves opère alors un retournement des valeurs, appelant mérite (moral) la souffrance de la grenouille qui essaye de se faire aussi grosse que ce bœuf naturellement méritant.
Ça se discute. Car dans ma petite république mentale, il y a des voix qui s’élèvent pour dire que le mérite moral, ça n’existe pas.
Mais ne peut-on pas tout de même concevoir un certain effort, un certain courage dans l’acte consistant à résister contre la normalisation en faisant défiler sa différence minoritaire devant la majorité ? C’est ce qui conduit justement à des tensions entre minorités actives et passives (ou silencieuses).
C’est vrai que ça semble plus être de l’orgueil dans ce cas là.
Je pense que c’est assez vrai également. La doxa relativiste et droits-de-l-hommiste de la gauche bien pensante (Zemmour) pose que toutes les cultures se valent, et donc on peut parfaitement être fier d’être né en-deça des Pyrénées.
Détrompez-vous Monsieur. La musique contemporaine doit énormément aux minorités : les Noirs et les gays, qui trouvèrent leur sommet dans ces synthèses hégéliennes que furent le disco et Michael Jackson.
« Le fruit de ce ressentiment dont Nietzsche a montré combien il était moche »
Pour reprendre ce que je disais ailleurs, d’après cette analyse, c’est presque autoréalisant : je défile parce que je suis fier, et comme il faut du courage pour y aller, ben j’ai du mérite de l’avoir fait, et je peux en être fier.
20 février 2015 à 20:02 Noblejoué[Citer] [Répondre]
On peut être fier de s’affirmer contre ceux qui veulent faire honte mais surtout de promouvoir la justice ainsi.
Donc le militant se sauve et sauve le monde – enfin dans une certaine mesure et quand il ne nuit pas, au contraire, par de mauvaises méthodes telles que l’outing.
Enfin, la fierté a un sens si nous sommes libres. Sinon c’est un sentiment, comme tous inévitables mais qui n’a pas plus que les autres, de sens.
22 février 2015 à 23:08 Luccio[Citer] [Répondre]
Quelle joie de voir un visiteur visiter un peu tout Morbleu. Mais suis-je obligé, pour l’occasion, de relire tous les vieux billets ?
23 février 2015 à 7:22 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Oui. Faut assumer un peu.
23 février 2015 à 9:52 Luccio[Citer] [Répondre]
Et bien, je m’y emploie ! Je relis même les moqueries d’un certain Oscar G ; vous voyez qui c’est ?
Je m’aperçois alors que je ne pouvais que perdre. Interrogeant le comportement des acteurs de la Gay Pride dans une perspective la morale, j’étais condamné à me perdre : retourner contre moi mes analyses (3ème texte), et donner raisons aux autres, NobleJoué, Chloé et Andréas (1er texte).
Cependant, pas question d’abandonner ce petit carnet de caractère, matériau pour mon futur grand oeuvre. Alors je vais tenter de renforcer le personnage, en déplaçant ses critiques de l’autonomie morale à l’autonomie politique. Changeons de perspective. Et espérons que ça plaira davantage.
Mon point de départ : vos commentaires sur le militantisme : ses actions comme symptômes :
(i) mobile + caractère = action [Kant/Schopenhauer]
(ii) caractère forgé par la société [XXème siècle]
(iii) fatalisme de l’action [commentaires Morbleu].
Le militant, et plus généralement l’individu, sont des petits malades piégés par la société et l’Etat : condamnés à lutter, à struggle for life. ; ce que bien sûr je verrais si je n’étais pas un roitelet de province.
Dès lors est oublié ce qu’on peut espérer de l’espace public. On peut certes y accepter le besoin d’expression, voire la catharsis, mais on peut attendre un peu mieux. Dès Charlie il y avait mieux (beaucoup mieux, c’est même rare ; sans doute parce que le message de concorde était simple, et s’exprimait dès le rassemblement, donc sans message prononcé).
Car accepter le comportement victimaire des acteurs publics (même intelligents), c’est risquer de réduire la politique à une lutte bruyante pour persuader un Etat transcendant de réaliser nos souhaits individuels. Parfois on espère passer par l’entrisme pour gagner du temps. Disparaissent alors les adultes occupés à réfléchir, à se convaincre les uns les autres sur la façon dont ils peuvent vivre ensemble, et obligés d’accepter que tout n’aille pas comme ils le désirent (que les homos puissent adopter, ou qu’on leur refuse la procréation médicalement assistée).
Mais le fait n’est pas le droit, et contrairement aux communautés sociales, les communautés politiques restent encore à penser (pour me mettre Andreas dans la poche, et plaire aux lecteurs d’un obscur penseur suisse), voire à exiger. Je crois qu’un lecteur de Tocqueville pourrait comprendre ce que je veux dire, même un de Michel Foucault.