George Orwell, 1984On a tendance à réduire 1984 de Orwell au Big Brother. Ce roman serait celui d’un dispositif de surveillance généralisé où l’ensemble de la population serait observé dans ses moindres faits et gestes et contrainte par le pouvoir. En fait, une lecture attentive du texte – et même une lecture tout court, car il y a fort à parier que les premiers à dénoncer l’orwellisation de tel ou tel régime n’ont même pas daigné en lire le quart de couverture – fait apparaître bien autre chose.

1984, c’est certes la surveillance des Télécrans disposés un peu partout, une variété de panoptique qui permet de voir sans être vu, qui écoutent et observent les individus jusqu’à l’expression des émotions sur les visages trahissant le « crime par la pensée ». 1984, c’est aussi les « scarabées », ces collabos, ces micro-fascistes qui surveillent tout le monde pour le compte de l’État. Mais ce n’est pas que ça. Ce n’est pas que la surveillance. C’est aussi la description d’un régime qui manipule l’histoire et la réécrit sans cesse, qui est en guerre permanente avec d’autres grands blocs géopolitiques pour des raisons économiques structurelles, qui repose sur une société presque féodale, platonicienne, divisées en castes, qui élimine toute opposition, qui manipule le réel jusque dans le langage, qui ose pratiquer la torture comme jamais.

1984, ce n’est pas non plus une critique du capitalisme, mais presque une apologie de celui-ci. Au début de la lecture, alors que l’on ne dispose que de peu d’éléments et que l’on est bien forcé d’imaginer, on a le sentiment que le Londres décrit par Orwell est explicitement socialiste. Ce n’est pas une société de contrôle standard des caméras de vidéo-surveillance dans les lieux publics, mais une société totalitaire, presque communiste. Le Big Brother à moustaches que l’on voit partout ressemble beaucoup au Staline de l’époque où est écrit le livre : le titre devait être 1948 mais l’éditeur a refusé et l’auteur inversa les deux derniers chiffres.

Dans cette société qui a triomphé du capitalisme, on s’y appelle camarades, et on porte des uniformes indifférenciés. On fit chuter le capitalisme, mais on n’en libéra pas les prolétaires pour autant. La société est en effet divisée en classes suivant un modèle platonicien. À différents endroits du livre, des estimations de sa composition sont avancées. Suivant des cercles concentriques, il y a Big brother, le Parti intérieur (2%), le parti extérieur (83%) et enfin les prolétaires (15%) – il me semble toutefois avoir lu quelque part ailleurs dans le texte qu’il y avait 85% de prolétaires.

Les règles s’appliquant au parti ne s’appliquent pas aux prolétaires, tout comme les gardiens platoniciens sont régis par des règles différentes du commun : uniformes, droits différents, etc. La surveillance ne concerne ainsi pas les prolétaires. Ceux-là vivent dans une relative liberté. Le régime s’en désintéresse. Le Parti prit le prétexte de les libérer, mais une fois au pouvoir, on les opprima. Ils vivent dans une misère profonde, et leur quotidien est rythmé par les bombes qui tombent trop fréquemment. La révolution rompit avec le capitalisme pour des motifs a priori louables pour accoucher de quelque chose de condamnable – comme pour la Théorie critique la révolution bouscula le féodalisme au motif des Lumières pour déboucher sur une modernité assujettissante par endroits.

Winston, le héros du livre, est un « esprit fort. » Pour le dire avec Pascal, il est un demi-habile. Il a saisi que quelque chose ne va pas dans cette société. Problème : comment se révolter alors que le moindre sourire déplacé, s’il est capté par un Télécran, peut vous conduire à l’arrestation, à la torture, à l’aveu, à la conversion, puis à la mort ?

Il y a cependant certains qui osent résister. Comme Goldstein, l’ennemi public numéro 1, un Juif ressemblant à Trotsky, que l’on doit haïr publiquement chaque jour pendant « les deux minutes de la Haine. » Toutefois, celui-ci n’existe peut-être même pas en vrai. Personne n’a jamais vu, personne jamais rencontré ce criminel-résistant à jamais caché. Il est telle une abstraction, une figure construite par le régime destiné à fixer la haine de la population. Les ennemis de la société sont réintégrés comme instrument de contrôle social par le pouvoir lui-même. Mieux vaut une colère provoquée et construite, qui se fixe sur un seul point et se laisse contrôler, qu’une haine diffuse qui pourrirait partout.

Winston entretient un certain respect pour le prolétariat, contrairement au reste de la population qui n’a pour lui que du mépris. Il est persuadé que seul lui est capable de renverser le régime, à condition qu’on le fédère. Les prolétaires sont purs : ils ne sont pas endoctrinés, car imperméables à la novlangue, puisque éloignés des sphères de la culture. Hélas ! Contre-coup de ce manque d’instruction, ceux-ci n’ont pas conscience de la situation, ni d’eux en tant que classe, ce qui condamne toute évolution. Cette idée nous ramène à Marx, duquel on s’était pourtant éloigné du fait de la description d’une société socialiste, et de l’apologie du capitalisme passé qui apparaît à certains endroits du texte.

Mais ce marxime est plutôt un freudo-marxisme. Aux considérations économiques viennent s’adjoindre de nombreux éléments d’interprétation quant à la place qui est faite au sexe par le régime. Bien qu’utilisant la prostitution à des fins de contrôle social, celui-ci le hait – rappelant en ceci l’Angleterre victorienne. Il est à la recherche d’une « pureté dangereuse. » La plupart des femmes – comme celle de Winston – sont frigides. Il n’existe aucun mariage heureux, et Winston aurait voulu tuer sa femme. Les filles du parti ne sont que des bigotes qui profitent de leurs atouts pour débusquer plus facilement les hérétiques : des appâts du Parti. Orwell semble assimiler le sexe à un acte subversif, l’énergie sexuelle à un principe libérateur.

C’est au moins ce que pense Julia, autre anomalie dans le régime, avec laquelle Winston fréquente. Cependant, son opposition au régime est moins globale, moins de principe que Winston. Elle micro-résiste, uniquement lorsqu’elle ressent l’oppression sur sa seule liberté à elle. Ainsi le sexe : sa sexualité qu’elle vit de manière affranchie n’est pas le premier geste chez elle d’une rébellion totale, mais simplement le refus de la voir asservie – tout comme une grêve dans une usine n’est pas forcément le signe du Grand Soir. Elle vit dans un épicurisme, fait de plaisirs simples, désormais en compagnie de Winston. Elle accepte les vérités du parti, la première hypothèse théorique, comme à propos des aéronefs. Elle se moque bien de la vérité, la première explication lui suffit, tout comme pour Epicure, il ne fallait pas chercher à savoir si le soleil avait ou non en fait la taille d’une pomme, car toute questionnement était angoissant. La chambre louée par Winston restaure ainsi une sorte de Jardin épicurien.

Toutefois, Julia explicite au sujet de la répression sexuelle une théorie pertinente qui lui est propre. La répression sexuelle causerait une hystérie née de la frustration de ce besoin psycho-physiologique indispensable, qui peut être manipulée ensuite par le pouvoir pour la guerre. Par conséquent, une sexualité libérée empêcherait cette énergie d’être mobilisée ensuite.

Toute une partie du dispositif totalitaire repose sur la manipulation du langage, idée renvoyant aux analyses de Klemperer. Le régime construit une novlangue destinée à contrôler les pensées, en créant des mots ex-nihilo et arbitrairement comme on le fit jadis en Chine, et en en supprimant d’autres. On prétend fixer le sens des mots, d’ôter, par exemple, toute substance philosophique et politique au terme « liberté ». Le but : réduire le plus possible le nombre de mots contenus dans la langue, afin qu’il n’y en ait plus que quelques-uns dont la combinatoire puisse être inoffensive et presque prévisible. Le dernier chapitre du livre est ainsi une description du fonctionnement de la novlangue où de subtiles analyses entrent en jeu. Ainsi l’acronyme : lorsque l’on prononce tous ses mots, une expression oblige à passer par la représentation plus ou moins inconsciente de chacun de ses concepts, et donne donc à penser ; transformée en acronyme, elle efface tous les concepts sur lesquels elle s’est construite et devient un nouveau mot. On peut ainsi parler à l’envie de l’URSS – ce n’est pas l’exemple du texte – sans que jamais les concepts de république ou de socialisme n’interviennent.

L’histoire est également contrôlée à l’avantage du Parti. Il est souvent émis l’idée d’une rupture : on ne saurait plus ce qu’il y avait avant l’avènement du régime. Les souvenirs ne remonteraient plus avant les années 1960. Plus de témoignages, plus de témoins, plus de traces. On écrit et réécrit encore et toujours les livres d’histoires. Tel événement pourra être changé selon le bon vouloir du Parti, et ce à volonté, si bien qu’un événement passé pourra avoir ou ne pas avoir été suivant les circonstances du moment.

Pour Winston, cette manipulation de l’histoire est un enjeu essentiel. La thèse du texte : l’histoire offre un moyen de comparaison permettant de se prononcer sur la pertinence du temps présent. Comment comparer la société actuelle si l’on ne sait pas si ce qui était avant était meilleur ? Déterminer si « c’était mieux avant » permettrait de savoir si le régime doit être renversé ou non. Cela interroge : pas sûr que la meilleure méthodologie pour condamner un régime politique soit de chercher à le comparer au bonheur produit par le régime précédant. Celui-ci pourrait en effet être tout autant liberticide : il faudrait, dans tous les cas, préférer la liberté, et ce indépendamment de son efficacité. C’est sans doute une vieille résurgence utilitariste anglaise qui agite la plume d’Orwell quant à cette idée.

Reste que Winston paraît nostalgique du temps passé, et ses plaintes ressemblent à celles d’un Péguy (toutes proportions gardées). Cependant, Winston ne connait pas ce temps passé, il est nostalgique de quelque chose qu’il n’a jamais connu, ou dont le souvenir n’est que flou, vague, incertain – il paraît qu’il y a un terme portugais absent dans les autres langues pour désigner ce singulier sentiment nostalgique, ce manque de quelque chose que l’on a jamais eu. Il est à la recherche – chez les prolétaires car ailleurs il aurait été aussitôt arrêté – du moindre souvenir, du moindre témoignage de ce temps passé. Certains souvenirs lui réapparaissent tantôt, par un mécanisme très proustien.

À coup sûr, c’est ce sentiment d’un passé pareil à un Âge d’Or qui le décide à rejoindre la Fraternité, organisation de résistance secrète et mystérieuse supposée être dirigée par Goldstein lui-même. Pour y être admis, ils durent – lui et Julia – faire un serment par lequel ils s’engageaient à commettre les pires crimes si besoin était – en bref, ils durent admettre qu’ils pratiqueraient eux-même exactement à l’encontre du régime ce qu’ils en dénonçaient. La Fraternité semble ainsi substituer un totalitarisme à un autre, et Orwell offre par là une vision très pessimiste : finalement, on en sortirait jamais car ceux qui s’instituent les libérateurs du peuple reprennent sans hésiter les méthodes qu’ils condamnent. Tout comme le totalitarisme, la résistance a elle aussi besoin de se construire autour d’une grande Idée incontestée, incontestable.

Le fait que le souvenir soit le moteur de la rébellion rend urgente et impérative celle-ci. Le régime aura bientôt fait disparaître toute trace du passé, et celui-ci n’existe presque déjà plus que dans l’esprit de quelques-uns. Lorsque cette génération aura disparu, il n’y aura plus personne pour se souvenir de l’avant, et l’on se soumettra sans broncher à la « vérité » du régime. Une des devises du Parti de l’angsoc : « qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé. » L’analyse du totalitarisme d’Orwell est très fondée sur l’historicisme.

Comment en est-on arrivés là ? C’est ce que prétend révéler un ouvrage clandestin écrit par Goldstein qui est procuré à Winston lors de son entrée dans la Fraternité. Titre : « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique »… Le Ier chapitre « l’ignorance c’est la force » (titre qui reprend l’un des trois maximes préférées du régime) ressemble dans la forme et le fond au début du Manifeste du parti communiste de Marx, sauf qu’il y est ici question de trois classes et non de deux.

Le but de la guerre perpétuelle entre les grands blocs géopolitiques est l’appropriation de la main d’œuvre, guerre qui permet de plus de consommer l’excédant, la surproduction industrielle. L’industrialisation a conduit à l’aisance et à une société égalitaire, à la fin de la hiérarchie. Partant, elle a conduit les masses au savoir, et donc au soulèvement de celles-ci. D’où l’intérêt de la guerre qui détruit l’excédant pour ne pas que les masses en profitent, deviennent savantes, et se soulèvent.

La classe moyenne (la bourgeoisie ?) lutait pour l’égalité. On renversa les capitalistes. Mais sitôt au pouvoir, elle abandonnait ses idéaux. Seul moyen de conserver le pouvoir : formater les esprits. L’imprimerie permit la presse, qui permit la création d’une opinion publique, qui permit son contrôle plus aisé. L’angsoc (novlangue pour « Angleterre socialiste ») ainsi instituée réalisa le programme du socialisme.

Un mystère reste non élucidé par la lecture du livre de Goldstein, qui s’achève comme un dialogue platonicien aporétique : pourquoi est-il nécessaire pour le pouvoir de maintenir l’inégalité ? Aussi, même remarque que pour les apories socratiques : peut-être Orwell n’en avait-il aucune idée ? ou peut-être, par ironie, le sait-il mais désire que nous trouvions la solution par nous-même ?

Dans cet agencement, qu’adviennent les individus ? Les institutions survivent aux hommes. Elles sont potentiellement immortelles. L’individu n’a de salut que dans celles-ci, que dans le collectivisme. Pour le justifier, le régime se nourrit d’une thèse philosophique très forte, baptisée solipsisme collectif. On n’a accès au réel que par les esprits qui le perçoivent. Il est ainsi possible pour le Parti, d’après lui, de commander à la matière, de commander au réel par l’intermédiaire des esprits qui le conçoivent. Il suffit de se rendre maître et possesseur de ceux-ci, au point qu’ils soient capables d’admettre comme vrai ce que décrète le Parti, comme par exemple que « 2 + 2 = 5 ». Lorsque Big Brother pose une question dans un but heuristique, c’est pour dans la foulée fournir la réponse qui convient. La vérité, dans son sens classique, suppose trois termes : le mot, la chose, et la correspondance entre le mot et la chose qui est le vraie. Le Parti décrète ici le mot et le vrai ; il ne reste plus qu’à la chose de venir s’aligner sur ces deux termes. Partant, il n’y a pas de secret possible. Pour qu’il y en ait, il faut avant tout se le cacher à soi-même. Les gens doivent s’en convaincre, et la torture est utilisée pour cela.

La torture des opposants (et il suffit de très peu pour être considéré comme tel) a des buts ambitieux et doit faire plus que seulement faire avouer, contrairement aux autres régimes totalitaires ou à l’inquisition : elle doit également soigner, convertir. La rébellion est en effet considérée comme une maladie de laquelle il faut guérir ceux qui en souffrent, en les faisant souffrir. Il n’est donc plus seulement question de punition mais de guérison, ce qui rappelle évidemment les thèses de Foucault – lequel ne semble avoir curieusement jamais dit un seul mot au sujet d’Orwell alors que les convergences entre leurs travaux sont impressionnantes : le pouvoir a besoin de l’hérétique pour le faire souffrir, il définit le fou socialement, il crée la nature humaine.

On ne s’arrête dans la torture uniquement lorsque le sujet est lui-même convaincu en son cœur et son corps de la vérité du régime. Seulement après cela, on liquide l’opposant. « Tu ne dois pas, tu dois, tu es. Une fois que l’on est, on tue. » C’est l’épreuve que subit Winston, car il est évidemment arrêté par ce régime qui a les yeux partout. Il en finit par concevoir un amour pour ce Big Brother qui peut-être n’a jamais existé. Un amour dont il est convaincu, et qui est bien autre chose que la simple amitié qu’il concevait pour son bourreau O’Brien – lequel avait mimé être membre de la Fraternité pour mieux attraper Winston et qui était en fait l’un des auteurs du livre attribué à l’hypothétique Goldstein -qui relevait plus du syndrome de Stockholm.

1984 : bien plus que la simple dénonciation du panoptisme. Si les Télécrans suffisent pour certains à classer le texte du côté des ouvrages de science fiction ou de littérature d’anticipation, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un ouvrage résolument politique qui pourrait trouver sa place dans une bibliothèque aux côtés de Arendt, Popper et Klemperer.

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