Archimède Qui n’a jamais entendu parler de la très célèbre « intuition féminine » ? C’est un fait connu que les femmes ont comme un « sixième sens » qui leur permet de sentir mieux que les hommes. Ce sixième sens, à l’inverse du bon sens cartésien, est la chose la moins bien partagée du monde puisque les hommes en revanche semblent être totalement dépourvus de cet organe fabuleux. Pourquoi? Parce que les hommes ont la réputation d’être plus rationnels, plus bruts, plus fermés aux sentiments, au mysticisme. On voit donc qu’à travers cette caractérisations des deux sexes s’opposent le rationnel du coté des hommes, à l’irrationnel du coté des femmes. Les intuitions se trouvent être quelque chose de féminin, s’opposant à la raison.

On voit donc le problème. Si les intuitions sont par nature irrationnelles, comment peut-on leur accorder un quelconque crédit? Il est en effet déraisonnable d’ouvrir la porte à l’irrationnel : l’homme qui est un « animal raisonnable » se dénaturerait. Cependant, on ne peut qu’être surpris devant les résultats qu’obtiennent certains faisant confiance à cette fibre, qui a bien y regarder, n’est pas que l’apanage de la gent féminine. Beaucoup se sont accomplis en n’écoutant rien d’autre que leurs intuitions, et pour donner un exemple cocasse, si personne aujourd’hui n’ignore le nom de Jean-Claude Van Damme, c’est parce que celui-ci a écouté la voix qui lui disait de prendre une autre voie : celle du Nouveau Continent.

Que faire alors face à nos intuitions? D’un coté celles-ci nous ouvrent la porte de l’irrationnel, mais d’un autre coté, on le voit, ce prétendu irrationnel peut nous conduire vers quelque chose de tout à fait souhaitable. Alors, faut-il se fier à ses intuitions? La question n’est pas simple, car elle nous pousse à marcher, tel un funambule, sur la frontière entre rationnel et irrationnel, entre vérité et erreur, entre connaissance et croyance. Cependant, en est-on bien sûr? Ce qu’on entend par intuition caractérise-t-il vraiment quelque chose d’on ne peut plus mystique? Et quelle est cette chose que me donne à voir l’intuition? Dois-je accepter cette chose ou la rejeter? M’est-il seulement possible de vivre soit en les acceptant toutes, soit en les refusant toutes? Dois-je procédé à un examen de cette chose pour me décider? Et si examen il doit y avoir lieu, que doit-il concerner, comment doit-il s’établir?

 

 

 

Tâchons tout d’abord de cerner au mieux ce que l’on entend par intuition. On constate en effet que le sens philosophique et le sens commun diverge quelque peu, bien que l’on puisse certainement les accorder. Commençons par examiner ce qu’entendent les philosophes lorsqu’ils parlent d’intuition. Une étude attentive des différents sens proposés par André Lalande dans son Vocabulaire nous permet de formuler de la manière la plus générale une définition bien entendu provisoire : l’intuition désigne toute connaissance donnée d’un seul coup et sans concepts. Partant de cette base, certains auteurs vont plus restreindre cette définition, ou au contraire l’élargir, et cela en fonction de leur système. Ainsi en est-il de Kant, pour qui l’intuition désigne la vu directe et immédiate d’un objet de pensée, que cet objet nous soit fourni soit par la sensibilité, soit a priori. Mais cette objet peut également être une réalité transcendante, telle que Dieu. Pour Bergson, l’intuition prend un sens différent, tout en restant liée à notre base de départ : l’intuition permet d’arriver à une connaissance de l’être-en-soi, contrairement à un un raisonnement du type analytique ou discursif qui ne fait connaître l’être que du dehors. Quoiqu’il en soit, on voit que l’intuition désigne une connaissance immédiate, qui provoque souvent dans le sujet la même émotion que l’on peut supposer qu’éprouva Archimède dans son bain lorsqu’il s’écria Euréka! L’intuition nous met en relation directement avec un objet, sans que nous ayons pour cela besoin de parcourir de longs raisonnements, de longs calculs. On voit que pour Bergson, la connaissance par intuition s’oppose à la connaissance analytique ou discursive. En effet, le mode de procédé intuitif s’oppose au procédé discursif : ce dernier à besoin d’échafauder un raisonnement pour arriver à dire quelque chose sur quelque chose (à quelqu’un éventuellement). L’intuition, non : c’est un mode de connaissance instantané, qui permet de dire quelque chose directement, sans abstraction, sans la médiation de l’un ou l’autre raisonnement. Des types de connaissances correspondent aussi mieux à l’un et à l’autre mode de connaissance. Ainsi en est-il de deux branches des mathématiques, ou du moins le pense-t-on communément : l’arithmétique se destine d’avantage à un raisonnement discursif, alors que la géométrie s’offre plus à l’intuition. C’est aussi en ce sens que pour classer les esprits, beaucoup vont les répartir entre esprits discursifs et esprits intuitifs. Dans ses Mémoires, Jean-François Revel nous dit qu’il se place justement dans la catégorie des intuitifs. Mais on peut certainement faire cette classification à bien d’autres esprits. Ainsi Rousseau est-il peut-être plus un intuitif, puisqu’il avoue dans ses Confessions préférer la géométrie à l’arithmétique.

Passons maintenant à la définition plus commune. Qu’entend-on nous lorsque nous disons que nous avons une intuition, bonne ou mauvaise, féminine ou non? Le plus souvent, on a affaire à une sorte de sentiment, une sorte d’instinct, qui nous donne à penser, et bien souvent à agir. Quelque chose se présente quelque part en nous, tel le démon de Socrate, pour nous conseiller sur l’une ou l’autre chose, comme si ce quelque chose savait ce qu’il allait se passer. Il existe bon nombre de synonymes pour désigner ce sentiment, sans avoir à utiliser le terme d’intuition. Citons pèle-mêle : flair, instinct, pré sentiment, sens, sixième sens, vision, etc. Bref, ce deuxième sens de l’intuition est imprégné de mysticisme et semble à première vue on ne peut plus éloigné de la définition philosophique élaborée précédemment. Pourtant, il y a bel et bien un caractère commun qui se dégage : celui utid’une connaissance, d’une information, d’un objet de pensée, qui arrive comme cela dont on ne sait très où. Nous avons cité le démon de Socrate, et si l’on veut tenter de donner une explication rationnelle à ce fait, alors nous avons eu raison de l’assimiler à une intuition. Le démon de Socrate était toujours présent pour lui dire qu’il devrait pas agir de la sorte :, il aurait très bien pu dire dans le Phèdre, « j’ai l’intuition que si je ne parle pas bien de l’amour, je vais commettre une erreur », au lieu de faire porter le chapeau de sa conduite à des forces le dépassant. Car l’intuition agit tout comme ce démon : elle se présente à nous, et nous demande de la suivre. Faut-il se fier à elle?

Ce caractère incitateur de l’intuition, nous le retrouvons aussi avec le sens philosophique. Ainsi en est-il de Descartes, lorsqu’il fit l’expérience du cogito. « Je pense donc je suis », il s’agit là typiquement du résultat d’une intuition, et ça ne peut que l’être si l’on veut pouvoir sortir du cercle sceptique. Arriver à cette vérité par un raisonnement discursif, et on ne sait pas si l’on pourra un jour s’arrêter dans l’enchaînement des causes qui nous on fait arriver à ce constat. En revanche, par le biais de l’intuition, c’est très clair (et distinct, rajouterait Descartes) : si je doute absolument de tout ce dont il est possible de douter; il n’en reste pas moins qu’au cours de cette expérience, il me faut nécessairement être pour pouvoir réaliser cette opération. Que je suis, je n’ai pas besoin de le démontrer par une échafaudage de raisonnements : je le vois, c’est une évidence, et c’est donc un résultat d’une intuition. Que l’on parle de voir et d’évidence en présence de l’intuition n’est en rien un hasard, si l’on se réfère à l’étymologie. L’intuition est en effet empruntée au latin scolastique intuitio qui signifie « contemplation, regard, connaissance », lui-même dérivé de intueri signifiant « regarder, considérer attentivement ». L’évidence quant à elle vient du latin evidentia signifiant « caractère visible ». On voit que ces deux termes se réfèrent directement à la vision. Comme Flaubert l’écrit avec justesse dans son Dictionnaire des idées reçues, « l’évidence vous aveugle, quand elle ne vous crève pas les yeux ». Et pour cause, de la même façon que l’oeil voit quelque chose et tient cela pour une vérité, l’intuition fait voir quelque chose et le tient pour évident. D’où aussi les qualificatifs que Descartes emploie pour désigner la vérité qui doit être claire et distincte pour que l’on voit bien. L’intuition fait donc voir l’évidence, et c’est en ce sens là qu’elle fut incitatrice pour Descartes puisqu’elle lui permit de trouver son point d’Archimède qu’il cherchait pour pouvoir construire sa philosophie : son intuition lui fournit un premier principe qui l’incite à construire son système. Mais gardons-nous bien de conclure trop vite, et suivons le conseil de ce même Descartes qui recommandait de ne point se presser. On pourrait dire que, les intuitions faisant voir des évidences, on ne peut que les suivre puisqu’elles nous fournissent un bon moyen qui part ailleurs à fait ses preuves. Mais ce serait aller vite en besogne. L’intuition conduit à l’évidence, ou tout du moins à quelque chose qui paraît l’être. Mais il n’est pas dit en revanche qu’il s’agisse immanquablement d’une certitude. Husserl remarquait que le vocabulaire de l’évidence et celui de la certitude appartiennent à des registres de pensée différents. Si l’évidence concerne l’intuition comme nous venons de le souligner, la certitude marque quant à elle l’idée du vérification. Qu’une chose soit donnée par une intuition est un fait, mais que cette chose soit vraie ou non relève d’un cheminement différent, qui doit nous emmener vers la certitude, et par conséquent, vers la vérité. Lachelier pense en effet dans sa critique à la définition d’évidence dans le Vocabulaire de Lalande « qu’il n’y a pas d’évidence à laquelle on puisse attribuer une valeur objective ». Cela pose problème, car si l’on veut se fier à ses intuitions, c’est parce qu’on a dans l’idée qu’elles puissent constituer une étape sur la route de la vérité. La géométrie montre qu’elles peuvent tout à fait nous y conduire. Or, en sont-elles vraiment capables dans tous les cas? Et d’une manière plus générale, comment passer de l’évidence à la certitude?

 

 

 

De tout ceci, on en déduit par conséquent que pour qu’il soit légitime d’écouter une intuition, il faut que la proposition sous laquelle elle se formule puisse être vraie. Or, on voit de suite la difficulté que cela pose : si une intuition est par définition quelque chose qui me vient immédiatement, comment cette intuition peut-elle rester intuition s’il me faut user d’un raisonnement pour en établir la vérité? Le raisonnement que j’utilise pour prouver la vérité de l’évidence vu par l’intuition est une médiation qui fait perdre le caractère essentiel de ce mode de connaissance. Nous devons donc en conclure que par nature, l’intuition ne peut admettre aucune médiation. Une intuition se présente à moi, je ne peux pas savoir immédiatement si elle est vrai ou pas. Même si une autre intuition se présentait à moi pour me dire de suivre la première intuition, il y aurait l’ébauche d’un raisonnement qui ferait que je suivrais non pas mes intuitions, mais un raisonnement les utilisant comme prémisses. La validité d’une intuition n’intervient qu’a posteriori, entendons par-là, qu’après qu’une vérification ait établi sa certitude. On ne peut donc décider raisonnablement de suivre ses intuitions directement : il me faut avoir recours à l’un ou l’autre procéder pour pouvoir décider de la validité de l’intuition se présentant, pour pouvoir la suivre ensuite si elle s’avère être correcte. Suivre ses intuitions sans cette étape, c’est se montrer déraisonnable, car l’on ne peut savoir si ce que l’on tient pour vrai l’est vraiment. C’est ouvrir la porte à l’hétéronomie, dont Kant a très bien montré qu’elle était l’ennemie des Lumières : je n’agirais qu’en fonction de ce qui se présente directement à ma conscience, sans prendre aucun recul quant à sa valeur; je serais sous tutelle de mes intuitions. Est-ce pour autant qu’il faille dénuer toute valeur positive aux intuitions? Certes non, et Descartes nous l’a déjà montré, de même que l’activité géométrique : elles ont leur utilité. Prenons le jeu d’échec comme exemple. Le nombre de combinaisons est incalculable, et ce ne serait que folie pour quelqu’un de vouloir les énumérer toutes afin de savoir quelle peut-être la plus avantageuse pour lui avant de jouer. Pourtant, beaucoup le fond : il s’agit des ordinateurs. Capable de réaliser un nombre tout autant incalculable de calculs par seconde, l’ordinateur, pour jouer aux échecs, va calculer, par le biais de subtils algorithmes, le coup qui lui semble être le meilleur. Cela est possible pour un ordinateur, et on peut même dire que c’est pour lui une nécessité : il n’a pas d’autre moyen pour pouvoir jouer, contrairement à l’homme. L’homme au contraire, à ses intuitions. Contrairement à l’ordinateur qui opère sur un mode discursif, l’homme va jouer sur un mode intuitif. Plutôt que de calculer chaque coup, il va voir apparaître quelques coups parmi une infinité d’autres. C’est là qu’intervient l’intuition. Va-t-il cependant suivre la première intuition? Non, il va tenter d’avoir une confirmation en simulant intellectuellement les conséquences possibles de tel ou tel déplacement de pièce. Il va donc confirmer ses intuitions par un raisonnement discursif, et à l’issu de ce raisonnement, il va suivre l’intuition qu’il aura jugé la plus pertinente. Les multiples affrontements ordinateur/homme prouve l’entière cohérence de la méthode humaine, alliance d’intuitif et de discursif, puisque les Grands Maîtres parviennent à vaincre la machine. L’intuition intervient pour orienter dans une direction, et le raisonnement discursif vient pour confirmer que cette direction est la bonne. Il se peut en revanche très bien que l’intuition manque la bonne direction et en propose une mauvaise : c’est pourquoi il se trouve de très grandes différences de niveau entre les joueurs d’échecs. Ainsi, est-il fiable de suivre une intuition, une fois que le contenu de celle-ci s’est montré validé par la raison.

Mais as-t-on nécessairement besoin de passer par un raisonnement discursif pour établir la vérité de la proposition donnée par l’évidence d’une intuition? N’y a-t-il pas des cas où la raison n’est d’aucun secours? Ainsi, dans l’état de nature décrit par Rousseau dans le Discours sur l’inégalité les hommes ne peuvent justement pas user de la réflexion pour savoir comment agir. Ils ne disposent que de deux sentiments, l’amour de soi et la pitié, ces deux sentiments étant à la source de tous les autres. Ils n’agissent que par ces sentiments, qui dans notre vocabulaire peuvent se traduire par intuitions. La pitié vient modérer l’amour de soi. C’est par la dialectique, si l’on peut dire, entre ces sentiments que l’homme va pouvoir agir. Pour Rousseau, il est donc fort louable de les suivre sans réfléchir, et d’ailleurs, l’homme ne peut faire que ça puisqu’il n’a que ça. Mais il va même plus loin, puisque pour lui, la réflexion tend justement à éloigner ces sentiments en les enveloppant de subtils arguments qui vont finalement passer sous silence la voix de la pitié. Si nous suivions directement nos intuitions, sans réfléchir à leur contenu réel, nous pourrions décemment vivre en toute moralité. Au contraire, la réflexion vient nous pervertir, en interposant une médiation entre les intuitions qui nous pénètrent et le jugement que je vais établir sur la décision de m’y fier ou pas. Les intuitions premières de l’homme sont toujours légitimes pour Rousseau, même l’amour de soi qui reste légitime pour peu qu’il ne dégénère pas en amour-propre qui est d’une essence différente. Cependant, Rousseau se rend bien compte que cet état de nature idyllique où l’homme vit en communion avec le monde en suivant ses intuitions sans se poser la moindre question est perdu : aujourd’hui, les hommes réfléchissent et il se trouve que par ce biais, des intuitions moins louables peuvent apparaître à la conscience des hommes. Que dois alors faire l’homme réflexif, qui non seulement doit se méfier de ses intuitions qui peuvent être perverties, mais qui ne peut peut-être pas recourir au raisonnement pour prouver le contenu de la proposition donnée?

En effet, des intuitions peuvent se présenter à moi sans que j’ai à ma disposition le moyen de mener une contre-expertise pour savoir si je dois les suivre ou non. Ainsi en est-il lorsque l’objet qui se présente par cette intuition est en fait inaccessible dans le réel. Par exemple, je peux être touché par la grâce et avoir l’intuition que Dieu existe. Dieu existe-t-il pour autant? Il me faudrait pouvoir vérifier la proposition, certains ont cru pouvoir le faire, mais au final, Kant a montré que tous ces efforts étaient vains. Je ne peux que croire en mon intuition, et en aucun cas je ne peux la corroborer par autre chose. Autre cas où le contenu de l’intuition est invérifiable avant de savoir si je dois la suivre ou pas, où je ne peux savoir qu’a posteriori, c’est-à-dire après la réalisation d’un événement, si l’intuition était vraie ou pas. Par exemple, j’ai l’intuition que demain, je vais me casser une jambe au ski. On voit tout de suite la difficulté. Je ne pourrais savoir qu’après demain si cette intuition était valide ou pas, en fonction du lieu où je vais me réveiller : si c’est à l’hôpital, elle était vraie, sinon elle était fausse. Mais admettons que j’aie suivi mon intuition, et que je ne sois pas aller skier. Dans ce cas, l’intuition restera indéterminée à jamais, puisque cette intuition avait une durée temporelle dans laquelle je devais la vérifier au moyen de l’expérience et que je ne l’ai pas fais dans le délai prévu. Mais quoi qu’il en soit, on voit bien sur quel terrain nous place la question de la validité de l’intuition. S’il m’est impossible de corroborer mon intuition par l’un ou l’autre moyen avant de m’y fier, alors je ne peux que croire en son contenu : croire en Dieu, ou croire que je vais me casser une jambe. Si le contenu de l’intuition est clair et distinct (Descartes ne donne pas plus de critères pour juger de la validité d’une vérité), comme dans le cas du cogito ergo sum alors je peux m’y fier. Si les choses sont un plus obscures et confuses, cela se complique : soit je peux vérifier le contenu de mes intuitions avant de les suivre, et le cas échéant je peux m’y fier; soit je ne le peux pas, et alors je me vois obligé de croire ou de ne pas croire en elles. En ce cas, à quelles conditions la croyance en ses intuitions est-elle légitime?

 

 

 

Lorsqu’une intuition se présente à moi et que je ne peux pas par la suite prouver son contenu, mieux vaut d’abord suivre les recommandations de Descartes qui a très bien théorisé la connaissance intuitive. La première règle de sa méthode, dans la deuxième partie du Discours, nous dit (c’est nous qui soulignons) « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, qu’on [je] ne la connusse évidemment être telle ». Nous l’avons vu plus haut, l’évidence, et donc tous les mots qui peuvent en dériver comme évidemment, font référence à la vision. Un peu comme le célèbre St Thomas, Descartes ne croit ce que ce qu’il voit. C’est parce que je vois qu’un triangle à trois angles que je peux dire que tout triangle à trois angles : c’est là une évidence. C’est parce que je vois très bien que pour douter de quoique ce soit, il me faut être, que c’est une évidence. Descartes poursuit : « c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ». Il nous faut donc prendre notre temps pour juger et éviter tout préjugés. Mais c’est une chose facile à dire : si j’ai le temps de pouvoir juger à ma convenance dans le cadre théorique, je ne l’ai en revanche pas toujours dans le cadre pratique : si un homme se présente à moi dans une rue sombre, il peut vouloir m’agresser et je dois me fier à mes intuitions pour savoir si je peux lui faire confiance ou non; je n’ai malheureusement pas le loisir de procéder à un examen attentif. Pour ce qui est des préjugés, est-on vraiment sûr que l’on puisse se défaire de tout caractère subjectif pouvant orienter un jugement? Encore une fois, si dans les sciences c’est peut-être possible (mais Bachelard et même avant lui Francis Bacon ont montré que ce n’était pas si simple), dans la vie pratique comment me débarrasser de l’inconscient qui me suit? Puis, Descartes achève sa première règle : « et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». Ici encore il y a une référence à la vision. Si l’évidence est claire et distincte, au point que même un malin génie passant par là je ne puisse la remettre en cause, alors je peux considérer que cela est vrai. Dans les Principes de la philosophie, Descartes écrit : « j’appelle claire celle [la connaissance] qui est présente et manifeste à un esprit attentif; de même que nous disons voir clairement les objets lorsque, étant présents ils agissent assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu’elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut ». Est-ce pour ainsi dire qu’il faille se débarrasser de toutes les intuitions qui ne sont pas claires et distinctes? Cela voudrait dire que l’on se débarrasse de la plupart, car les intuitions consiste le plus souvent en un sentiment, hors qu’y a-t-il de plus obscure, de plus confus qu’un sentiment? Encore une fois, si cela est possible dans la vie théorique, dans la vie pratique en revanche, ça n’est guère possible. Descartes lui-même le reconnaît dans la quatrième partie du Discours : « j’avais dès longtemps remarqué que, pour les moeurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait être fort incertaines ».

C’est pourquoi, dans la troisième partie du Discours, il nous propose sa morale par provision, faite de trois ou quatre maximes, lui-même ne sait pas très bien. En substance, Descartes propose « d’obéir aux lois et coutumes de mon pays » et de choisir la voie la plus modérée; « d’être le plus ferme et le plus résolu en ses [mes] actions » et de suivre les opinions les plus probables lorsqu’on ne peut discerner les vraies; de changer son jugement sur le monde plutôt que l’ordre du monde; de choisir la même occupation que les meilleures hommes. Ces prescriptions peuvent nous aider à nous déterminer sur le contenu d’une intuition, lorsqu’on ne peut pas savoir avec certitude s’il est vrai. Ainsi, pour synthétiser, Descartes recommande de suivre avec résolution une voie modérée, probable, possible, légale et légitime. On voit dans quelle direction ces critères nous envoient : celui d’une croyance rationnelle. À St Augustin disant qu’il croit parce que c’est absurde, il nous faut préférer le croire parce que c’est probable, parce que c’est rationnel. Pensons aussi à Kant, qui, se mettant à la place d’Abraham devant tuer son fils sur l’ordre de Dieu, tonne contre celui-ci car il lui somme de réaliser un acte immoral. Ainsi peut-on dire que l’on ne doit se fier à ses intuitions obscures et confuses que si le contenu de celle-ci paraît modérée, possible, probable, rationnel, moral, légal, légitime. Certains de ces critères peuvent parfois manquer : pensons par exemple aux jeux de hasard : je me fie bien souvent à mes intuitions pour savoir quels numéros de la grille du loto je vais cocher. Bien souvent, j’irai jouer ma date de naissance, ou d’autres nombres ayant pour moi une signification particulière. Il n’y a rien de rationnel là dedans, ni de probable – bien que je puisse avoir recours à des séries de statistique mais cela se saurait s’il s’agissait d’une méthode fiable. Malgré son aspect peu rationnel, je peux suivre les intuitions me donnant les numéros que je dois jouer au loto, car ces intuitions respectent d’autres critères, tels que la légalité, la légitimité ou la moralité. Ces intuitions perdraient en revanche de leur moralité, si j’allais jouer au Casino, alors que mon compte bancaire est à découvert, que je suis au chômage, et que j’ai plusieurs enfants à charge.

 

 

 

Au cours de cet exposé, nous avons vu que l’on donne aux intuitions des sens très divers. Mais toutes ces définitions convergent vers un point. Une intuition est l’apparition sans raisonnement d’un objet, d’une proposition que nous avons choisi d’appeler évidence, c’est-à-dire ce que l’on voit par les yeux de l’âme, en opposition à la certitude et à la vérité. Mais la question de la validité de l’évidence est indépendante de l’intuition : il me faut pouvoir prouver que mon intuition est vraie, et ce, au moins depuis que l’homme n’est plus un bon sauvage rousseauiste. Pour cela, l’objet de l’intuition me doit être clair et distinct, comme pour le cogito. Sinon, deuxième cas de figure, il me faut pouvoir rejoindre le contenu de cette intuition par un raisonnement qui prouvera la validité de celui-ci. Dans ce cas, les intuitions aident à trouver la bonne direction, comme dans le cas du joueur d’échec. Sinon, troisième cas de figure, il me faut croire ou non dans le contenu de cette intuition. Pour cela, cette croyance doit satisfaire certains critères, que nous avons tels que la modération, la possibilité, la probabilité, la légalité, la légitimité, la moralité. Ce n’est qu’à ces conditions que l’on peut se fier à ses intuitions.

Ainsi il nous faut nous fier à nos intuitions, même aux plus obscures et confuses qu’il soit, pour peu que le contenu dicté soit conforme aux quelques critères énoncé ci-dessus. Nous sommes bien souvent obligés d’écouter nos intuitions, même quand nous ne somme pas sûr de leur validité. Sinon, le risque de tomber dans l’époché chère aux sceptiques n’est pas loin : Pyrrhon aurait de nos jours été condamné pour non-assistance à personne en danger pour avoir failli laisser Anaxarque se noyer dans un marécage. Tous cela parce que pour lui, rien n’est clair et distinct, et qu’il ne faut rien suivre qui ne soit clair et distinct.

Les intuitions sont un moyen de connaître, mais comme toute connaissance, il lui faut être critique vis-à-vis d’elle-même et éviter à tout prix le dogmatisme. Les intuitions, en faisant parler une part de l’homme qui n’est pas purement rationnelle, plus de l’ordre du sentiment, permettent à l’homme de s’individualiser, de se caractériser et de se définir par rapport aux autres. Pour parler comme Pascal, avec les intuitions, c’est le coeur qui parle, et rien ne serait plus dénaturant pour l’homme que de lui fermer la porte. Celui-ci se priverait de ce que beaucoup considèrent comme l’un des plus grands biens : l’amour.

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