Diego Maradona

La première conséquence de l’erreur d’arbitrage, comme l’a brillamment souligné Paul Yonnet [sociologue, ndlr], est d’ouvrir les portes de l’agora, du forum, du débat public. Chacun va débattre, rediscuter, revisionner, théoriser, disserter sur ce qu’il y a eu et sur ce qu’il y aurait dû avoir, sur ce qu’il y a et sur ce qui devrait être, sur la vraie nature de la justice et de l’injustice. On refait le match est le titre de cette émission sur RTL dont le but avoué n’est autre que de servir de «café du commerce» national. On ne compte pas le nombre d’émissions, d’articles de presse, de reportages qui ne sont que l’émanation, la conséquence des erreurs d’arbitrage et de l’injustice sportive.Qu’il y ait une erreur d’arbitrage, comme il y en eut ce samedi 13 septembre à l’occasion du match Olympique lyonnais-Nice, et c’est le commencement d’un débat sans fin où tous les partis échangeront et prolongeront la rencontre jusqu’à plus soif. L’arbitre, les équipes, l’Equipe, les supporters, les spectateurs, les commentateurs, les journalistes et même les intellectuels et politiques sont sommés de s’exprimer : que l’on songe aux réactions à la suite du coup de tête de Zidane, où même Bernard-Henri Lévy et Jaques Chirac eurent leur mot à dire.

Mais une deuxième conséquence beaucoup plus pernicieuse est également à l’œuvre, directement en lien avec la vocation pédagogique du sport que voulait Coubertin. En effet, toute injustice est source de frustration, et partant, source de conflits. La partie lésée n’entend souvent pas le rester et aspire à obtenir réparation. On part contester la décision de l’arbitre, scène usuelle du football où la part d’arbitraire est plus grande que dans d’autres sports, et à chaque fois l’arbitre ne fléchit pas. Si par malheur il fléchissait, ce serait interprété par l’autre camp comme étant une autre erreur d’arbitrage car un arbitre ne revient jamais sur sa décision. Elle se doit à chaque fois d’être irrévocable, même si elle est arbitraire. Conséquence : l’erreur d’arbitrage tend à enseigner à accepter l’injustice, à faire avec.

L’injustice ? Elle fait partie du jeu, elle fait partie de la vie. L’issue ? L’accepter stoïquement. C’est ce que l’on apprend aux plus jeunes dès les premiers ballons frappés. Les éducateurs leur répètent : «L’injustice fait partie du jeu.» Il faut respecter les décisions de l’arbitre, même si celles-ci sont injustes. Il faut apprendre à continuer la partie comme si de rien n’était. L’autorité a raison même quand elle a tort.

Au plus haut niveau, on tente de justifier cette thèse métaphysiquement par un théorème qui convainc beaucoup d’intellectuels : «Les erreurs d’arbitrage, à terme, s’équilibrent.» Ce qui signifie que si une équipe fut lésée au cours d’un match, elle sera avantagée lors du prochain. Inutile de crier à l’injustice ; celle-ci fait partie d’un plan qui prévoit la justice, l’équilibre automatique et nécessaire de la balance des délits et des peines comme point final.

La «main invisible» d’Adam Smith et la «main de Dieu» de Maradona n’en finissent plus de se serrer l’une et l’autre, la première étant censée réparer les fautes de la seconde. L’ombre de Pangloss n’est pas loin, pour laquelle tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

Voilà donc le système d’idées auquel participe l’erreur d’arbitrage. Apprendre à accepter l’injustice et l’arbitraire sans broncher ; convaincre de l’inanité de toute justice en ce monde ; reléguer la frustration en dehors du droit. En somme, une réhabilitation du monde de Leibniz et de la justice prémoderne d’avant Beccaria. Qui ose encore dire que le football est une chose futile ?

Raphaël Verchère, Libération, vendredi 19 septembre 2008, « Erreur d’arbitrage et leçon d’injustice »

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