Ce que je connais de Remirro d’Orca est bien simple, c’est ce qu’en dit Nicolas Machiavel quand il traite des « Des principats nouveaux que l’on acquiert par les armes d’autrui et la fortune », au chapitre 7 de son De Principatibus (Des Principats) qu’on traduit Le Prince, parce que voilà ! Il rappelle en incise comment César Borgia a traité son Lieutenant de la Romagne ; « parce que cette part est digne d’être remarquée et imitée par d’autres ».

« Une fois que le duc [César Borgia] eut pris la Romagne, la trouvant sous le commandement des seigneurs impuissants, qui avaient plus vite spolié leurs sujets qu’ils ne les avaient corrigés et leur avaient donné matière à désunion, si bien que cette province était toute pleine de vols, de chicanes et de toutes sortes d’insolence, il jugea qu’il était nécessaire, si on voulait la réduire à la paix et à l’obéissance du bras royal, de lui donner un bon gouvernement, et c’est pourquoi il y mit à sa tête messire Remirro d’Orca. Celui-ci, en un temps bref, la réduisit à la paix et à l’unité, acquérant une très grande réputation.
Ensuite le duc jugea qu’une autorité si excessive n’était pas nécessaire, parce qu’il craignait qu’elle ne devînt haïssable, et il installa au milieu de la province un tribunal civil, doté d’un président très excellent, où toute cité avait son avocat. Et parce qu’il avait connaissance que les rigueurs passées avaient engendré quelque haine à son égard, afin de purger les esprit de ses peuples et de les gagner entièrement, il voulut montrer que si quelque cruauté s’en était suivie, elle n’était pas causée par lui mais par l’irascible nature du ministre. Et l’occasion prise là-dessus, il le fit, à Césène, un matin, mettre en deux morceaux sur la place, avec un morceau de vois et un couteau sanglant à côté ; la férocité d’un tel spectacle rendit ces peuples en même temps satisfaits et stupides »

Dans la traduction de M. Gaille-Nikodimov [notre découpage],
Le Prince, ed. Le livre de poche, pp.84-85

Orca a donc fait office de rhubarbe purgative : mis à la tête d’une région pour la pacifier, on l’en vire, et voilà la paix civile. C’est d’ailleurs l’objet de la politique qui se trouve ainsi tout trouvé : la paix civile. Ce n’est pas la richesse : rappelons-nous que l’Italie du Nord était à l’époque tout le temps en guerre, tout en ayant la mainmise sur une grande partie du commerce mondial1.

Ce qui importe pour le politique ce n’est pas non plus la Justice, c’est la paix ; une paix qui repose notamment sur l’apparence de la justice. On peut ainsi juger l’action du vrai héros de cette histoire, César Borgia, au moins des trois façons suivantes.

1. Jugement de César Borgia selon la justice publique
Borgia est l’incarnation de la justice. Le peuple de Romagne ne peut que constater que le fils d’Alexandre VI a voulu instaurer la paix, l’ordre et la justice (qu’on ne s’échine pas à distinguer). S’il a confié sa mission à un homme cruel, il a su revenir en arrière, et l’a même puni pour ses injustices. Mieux, il a permis que soit instauré un ordre juste où Rimirro de Orca a pu être condamné.
Constatons que César Borgia a su se parer du « masque de la vertu » (et de celui de la force).

2. Jugement de César Borgia selon la virtuosité politique
Borgia a su mettre en œuvre ce principe machiavélien : la fortune est responsable de la moitié de nos actions. Certes il y a un cours qui mène le monde, mais il ne commande pas toutes nos actions. Quand l’Etat n’existe pas, quand l’Etat n’assure pas la paix civile, ce n’est pas un malheureux hasard. Il n’y a pas d’on-n’y-peut-rien, mais sans doute incompétence des hommes politiques. La fortuna peut être pour partie maîtrisée par qui est virtuose, par celui qui sait agir, qui possède la virtù.
Borgia est virtuose en politique, il a su assurer le but de l’activité politique : la paix civile dans (et par) l’Etat. Et s’il n’a pas mené sa mission à bien, c’est que la fortune était vraiment contre lui : son père est mort et fut remplacé par Jules II, un ennemi ! Et la santé de Borgia était fragile2.
Borgia fut un virtuose de la politique : il savait qu’il fallait composer avec le réel pour assurer la paix civil, et il savait qu’il fallait passer pour vertueux. Il faut de la virtù pour savoir porter le masque de la vertu.

3. Jugement de César Borgia selon la morale
A l’exemple de Frédéric II, on peut condamner Borgia. N’a-t-il pas trahi son Lieutenant ? Ne l’a-t-il pas mis en place en sachant qu’il serait cruel, voire en le lui demandant ? Voilà qui est loin d’être digne d’être imité, voilà qui révèle les monstruosités du pouvoir.
Borgia était un salopard et Machiavel oublie qu’il mettait l’Italie à feu et à sang (comme peut le lui rappeler Vettori dans leurs correspondances). D’ailleurs ce n’était qu’un ambitieux fils de pape, qui a assassiné son frère et couché avec sa sœur.

Et comment pourrions-nous juger Borgia ?

Le jugement 1 est celui de ceux qui se laissent avoir ; nous, ô grands lecteurs et rédacteurs de Morbleu, ne sommes pas de ces bougres de naïfs ; nous sommes partagés entre les jugements 2 et 3. Faut-il louer la virtuosité politique de Borgia ou condamner sa bassesse morale ?

Je dois avouer qu’en bon kantien j’ai envie de condamner. Mais la morale… quelle affaire et quelle intransigeance (pareil pour la justice). « Es liegt nun einmal in meiner Natur : ich will lieber eine Ungerechtigkeit begehen, als Unordnung ertragen » (« Ma nature est ainsi : j’aime mieux commettre une injustice que souffrir le désordre ») aurait dit le grand Goethe. En effet savoir composer avec le réel pour établir la paix n’implique pas seulement les injustices commises par le politique au nom de la raison d’Etat, mais aussi que la morale ne s’occupe pas de réalisme politique et pourrait sacrifier la paix civile pour la vertu de l’âme.
La solution moderne est de condamner Borgia, Machiavel et le machiavélisme en souhaitant l’instauration de l’Etat de droit, qui instaure des lois positives qui prescrivent des actions compatibles avec l’action morale : et l’Histoire devient l’Histoire de la Société des Nations, et de l’évolution du Droit vers la Morale dans le processus de la Culture ! BAM

Plus prosaïquement, et de façon tout à fait machiavélienne3, rappelons que sans Borgia et ses atrocités, ses contemporains étaient condamnés à la guerre civile. Or quand vous tuez votre voisin, vous ne pouvez pas sauver votre âme. Ainsi les hommes politiques ont un seul impératif : assurer l’ordre dans le monde, par-delà le bien et le mal.
Qu’ils le fassent pour le confort, la frime ou pour tutoyer l’histoire importe peu. Si les hommes politiques ne se salissaient pas, vous ne pourriez pas vraiment être propre.

Me voilà eu : moi qui suis persuadé qu’ils exagèrent et sont tous un peu pourris, je me retrouve responsable de leurs fautes, dans la mesure même où je vis dans un monde stable. Pour m’en sortir je vais donc inventer une philosophie de l’histoire et du développement du droit, de la justice et de la fraternité. Quoi, c’est déjà fait ? Fiou, tant mieux !

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[1] Si un historien ou un amateur de cette époque sait que c’est une bêtise, qu’il n’hésite pas à le dire !
[2] Si je me rappelle bien
[3] Je vous laisse faire tout seul la distinction entre « machiavélien » et « machiavélique » (déjà, ça s’écrit pas pareil)