Deux cohérences attrayantes, Fanon et Žižek (PIQSOU n°2)
Les PIQSOU 2 : Mes bons amis, voici le second temps du Morbleu promis. Il s’agit d’apprendre à se méfier de la cohérence, et donc de l’intelligence. Très paresseusement, aujourd’hui, je vous propose d’évoquer deux pensées fines, deux auteurs doués, mais aussi deux raisons de se méfier de la cohérence. Grâce au ciel, il s’agit de sujets que je ne maîtrise pas : je vais pouvoir faire vite.
D’abord, pour les lecteurs sagaces et patients : Franz Fanon, dont je n’ai lu que quelques pages ; sur le caractère furieusement racial des problèmes de l’occupation coloniale et de la décolonisation. Tout était brillant et fin, et l’effet sur moi fut radical : trop brillant ! Du moins tels sont les premiers chapitres des Damnés de la Terre ; car l’analyse oublie de m’indiquer ses limites, oublie de dessiner ce qu’elle ne comprend pas. Je suis prêt à parier que, au-delà d’un béotien tolérant vis-à-vis du marxisme, de la psychanalyse et de l’existentialisme (oui, je suis formidable), Fanon peut séduire bien du monde, au point que ses lecteurs prennent le monde que sa plume dessine pour le monde que sa plume essayait de dessiner. Pourtant, à bien ronronner, on pourrait deviner les mots de sa plume avant de les lire. (Attention, gros moment d’enfumage, je n’ai jamais réussi une telle performance, mais annonce un sentiment, celui croire pouvoir deviner ce que l’auteur va dire des faits qu’il abordera).
Ici un lien vers une conférence de Fanon pas trop éloignée de ce que j’ai lu.
Pourtant l’attrait qu’exerce la cohérence est souvent pertinent et fécond ; et la pensée doit courir le risque d’une cohérence maximale, c’est-à-dire le risque d’une confusion entre le monde et l’image que la pensée en propose. Vous pouvez ainsi confondre le monde avec le déplacement de la matière ; considérer l’esprit humain uniquement à travers ce qu’en dit (découvre, suppose) l’économie ; ou, par le haut, comprendre les sentiments avec les avis de Proust. Si vous êtes le lecteur neutre et bienveillant que j’imagine, au-delà du regard dogmatique à filtre unique, vous reconnaissez ici le risque de l’argument d’autorité. Fécond parce que dogmatique, mais parfois source d’erreur.
L’esprit peut et doit critiquer l’autorité ; par l’appel aux intuitions, aux savoirs positifs ou à une plus grande cohérence. C’est la critique, l’esprit critique. C’est bien vu. Mais jouissant alors de savoir les choses, l’esprit critique finit par produire sa propre idéologie, sa propre image hyper cohérente du monde. Et la jouissance idéologique est une belle affaire ; car vous y formez le monde, vous le dessinez, et vous y voyez même ce que les tenants des autres idéologies ne veulent pas voir. Ainsi Maldoror semble-t-il percevoir le réel mieux que nous, lui qui en voit le mal ; pourtant Maldoror ne fait que chercher le mal. De même le pamphlétaire d’extrême-droite saura-t-il aiguiser le regard du fonctionnaire tolérant, mais parfois ses hypothèses sont simplement folles, présentes dans la seule cohérence du monde qu’il construit. Voilà, résumé en deux lignes, ce Morbleu que je voulais écrire, sur l’effet Maldoror.
Evidemment l’idéologie n’est pas réservée aux vilains, ni aux fanas de cohérence. Certains s’enferment dans leur vision du monde, parfois seuls ; ou bien (pire ?) dans la vision du monde qu’on leur propose. C’est ce qu’il me semble avoir lu dans le premier chapitre de Ils ne savant pas ce qu’ils font, de Slavoj Žižek. [1] En trois étapes.
1) Je suis tombé sur une archive où Roland Barthes exprime sa tristesse devant les membres d’une génération sans idéologie : la seule expression de leurs besoins suffit à leur bonheur ; nul nécessité de les légitimer ou de les naturaliser. Il y a pire que l’idéologie : consommer sans idéologie (la cuisine, les voyages, etc.). Si vous retrouvez la chose, je prends !
2) Selon Žižek, c’est le top des régimes totalitaires, et du mode de production hyper capitaliste : la « désublimation répressive ». Sublimation : vous avez un désir, mais vous changez d’objet, et vivez de nouvelles expériences (on vous interdit maman, mais vous vous intéressez aux filles ; une fille n’est pas disponible tout de suite, vous faites de la poésie) ; la sublimation est l’aspect positif du refoulement ; refoulement du désir = sublimation du désir, si tout se passe bien (Psychanalyse pour les nuls ®). Désublimation : on vous empêche de sublimer, de changer d’objets, de grandir. Désublimation répressive : la société vous engueule un peu lorsque vous tentez de changer d’objet : il faut faire foule, consommer ce qu’on vous dit de consommer, etc.
3) Žižek propose ainsi, à travers le processus socio-psychologique de la désublimation répressive, une explication au constat de Barthes. Au cœur du processus, pour satisfaire le désir (trop humain) de comprendre, le jeu des idéologies : personne n’y croit, mais chacun fait semblant de les laisser fonctionner. Au fond l’idéologie ne serait que de l’argument d’autorité, version brutale. Voilà un nouvelle raison de se méfier de la cohérence : ne pas l’interroger c’est la contempler, la contempler (et la laisser en transcendance), c’est la laisser à l’extérieur mais briller par participation, et se laisser aller, de son côté, à quelques bassesses et bourrinades.
Mais Žižek est lui-même cohérent — une cohérence difficile et à conquérir. Sans doute faut-il s’en méfier. J’essaierai de finir le livre sur la plage, pour voir si je réussis à deviner ce qu’il dit des éléments qu’il apporte, pour voir combien il est un paravent à ma paresse.
En attendant, faute de pouvoir inviter notre francophone de psychiatre et philosophe slovène à s’exprimer ici, j’espère attirer ici au moins l’un de ses contempteurs, par la magie des hyperliens. Car il me semble un brin sévère de traiter Žižek en « bullshiter« .
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[1] Il résume en fait une théorie qu’il attribue à la théorie critique, c’est-à-dire à l’école dite de Francofrt (Adorno et Horkheimer), pour la crit-compléter ensuite avec des schémas lacaniens que je ne maîtrise pas encore
12 août 2016 à
[…] Choses dites, choses vues Luccio 11 août 2016, 11:00 « Deux cohérences attrayantes, Fanon et Žižek (PIQSOU n°2) […]
13 août 2016 à 21:12 Noblejoué[Citer] [Répondre]
» car l’analyse oublie de m’indiquer ses limites, oublie de dessiner ce qu’elle ne comprend pas. »
D’abord, un auteur a-t-il conscience de ce qu’il ne comprend pas ? Ensuite, est-ce que c’est à lui de baliser sa pensée, donc peut-être de diriger la lecture mine de rien, en prétendant libérer ? Enfin, un auteur ne pourrait-il pas « baliser » pour aquérir un surcroit d’autorité ?
13 août 2016 à 21:18 Luccio[Citer] [Répondre]
Bonnes remarques.
Peut-être eut-il été suffisant de se méfier d’une pensée trop riche en détail, du type sexe des anges.
13 août 2016 à 21:32 Noblejoué[Citer] [Répondre]
Il parait que le sexe des anges a une certaine importance dans la théologie… Le vrai problème, c’est qu’on a autre chose à faire quand on est assiégé !
Bon, moi je lis de façon extra-simple : quand il y a trop de détails, je m’ennuie, un peu comme dans les descriptions ultrachiantes de Balzac et Zola, et quand je surprends un auteur a faire entrer dans sa grille un truc qui échappe, je m’en méfie encore plus que des autres, ce qui n’est pas peu dire.
Chouette, vous n’abandonnez pas Morbleu !
Moi, je crois qu’il y a une cohérence de l’Homme mais pas de l’homme, à savoir que tout homme imite le désir de l’autre, ce qui ne rend pas la conduite de chacun très cohérente mais permet d’étudier l’Homme de façon cohérente, de l’économie à Proust – qui lui écrit des descriptions pas chiantes, les meilleures que j’ai lu avec Rosny ainé et Karen Blixen.
Sinon j’avoue que je n’ai pas compris grand chose sans savoir exactement dire quoi, j’ai l’impression que votre texte invite à la rêverie phylosophique… Vrai ou faux ?
13 août 2016 à 23:09 Luccio[Citer] [Répondre]
Je me laisse un peu aller, en effet. Sauf pour l’effet Maldoror.
En tout cas nous retrouvons vos conseils de lecture et vos idées girardienne. Merci.
PS : mes libraires n’ayant en rayon, ni Le Village oublié (Kröger), ni L’Axe du loup (Fesse, conseillé par un lecteur discret), j’ai acheté Bêtes, Homme et Dieux (Ossendowski). Et pour l’essentiel je lis du Westlake
16 août 2016 à
[…] mais je reste parfois gêné, lorsque je sens l’ironie très encadrée par une idéologie, ou par une absence d’idéologie : ce n’est plus l’objet qui est drôle, mais sa façon se sortir des cadres que nous […]
17 août 2016 à 17:22 Elias[Citer] [Répondre]
« j’espère attirer ici au moins l’un de ses contempteurs, par la magie des hyperliens. »
c’est réussi.
Pour être honnête ma connaissance de Zizek est de seconde main mais ce que j’ai aperçu de lui ne m’a pas donné envie de faire l’effort d’aller y voir de plus prêt. La vie est courte et dans le cas de Badiou et Laruelle mes efforts pour aller au delà de la première impression ont plutôt confirmé mon incapacité petite bourgeoise à dépasser la logique d’entendement.
En fait ce qui m’inspire la plus grande méfiance chez Zizek c’est ce qui semble plaire à son public : la rhétorique de la radicalité, et le goût des paradoxes brillants.
Sinon sur Zizek et la cohérence, je vous recommande ceci :
http://anniceris.blogspot.fr/2008/02/die-absolute-freiheit-und-der-schrecken.html
18 août 2016 à 9:08 Luccio[Citer] [Répondre]
Tout d’abord, merci bien d’avoir permis la réussite de mon petit tour de magie. Je suis content.
Ensuite, honte à moi, je confesse mon ignorance quant aux deux noms cités (même si Badiou montre un visage aimable dans un numéro récent de Philomag).
Zizek, j’ai craqué au moment d’un « mathème » lacanien ; peut-être vais-je lire un peu de Lacan avant (Zizek a d’ailleurs écrit une intro). Mais j’y retournerai, car, faute avouée et excellence de votre commentaire, je céde aux charmes des paradoxes brillants. Par exemple, pourquoi le régime soviétique exigeait des aveux ? Non, pas pour l’apparat ! Mais pour… (faut que je révise, mais bluffons)… pour qu’un individu valide l’idéologie, ce que ne peut pas faire le militant — cet « autre » individu sera un sujet bourgeois donc libre mais clivé, entre le bien (l’Autre) et son comportement.
C’est super, nan ?
Ps : je lirai le lien avec toute l’attention qu’il mérite, mais pour l’instant je descends à la plage, jouer au ballon dans la mer
18 août 2016 à 9:15 Luccio[Citer] [Répondre]
Pas mal, ce lien.
Bon, la mer m’appelle.
29 octobre 2016 à 17:48 Luccio[Citer] [Répondre]
Alors, pour le plaisir, lisons le début du dernier Zizek, Moins que rien. Hegel et l’ombre du matérialisme dialectique.
Dès le premier paragraphe, l’auteur évoque Alphonse Allais !
21 mars 2021 à 2:14 Axel[Citer] [Répondre]
« la pensée doit courir le risque d’une cohérence maximale, c’est-à-dire le risque d’une confusion entre le monde et l’image que la pensée en propose. »
ce rapport monde-image du monde, ça me rappelle un peu l’image du « grand miroir », que Wittgenstein utilise dans son Tractatus logico-philosophicus :
« 5.511 How can logic—all-embracing logic, which mirrors the world—use such peculiar crotchets and contrivances ? Only because they are all connected with one another in an infinitely fine network, the great mirror.
5.512 ‘∼p’ is true if ‘p’ is false. Therefore, in the proposition ‘∼p’, when it is true, ‘p’ is a false proposition. How then can the stroke ‘∼’ make it agree with reality ?
But in ‘∼p’ it is not ‘∼’ that negates, it is rather what is common to all the signs of this notation that negate p.
That is to say the common rule that governs the construction of ‘∼p’, ‘∼∼∼p’, ‘∼p∨∼p’, ‘∼p . ∼p’, etc. etc. (ad inf.). And this common factor mirrors negation. »
(traduit de l’allemand par D. F. Pears et B. F. McGuinness)
en allemand (« großen Spiegel ») :
« 5.511 Wie kann die allumfassende, weltspiegelnde Logik so spezielle Haken und Manipulationen gebrauchen ? Nur, indem sich alle diese zu einem unendlich feinen Netzwerk, zu dem großen Spiegel, verknüpfen.
5.512 „∼p“ ist wahr, wenn „p“ falsch ist. Also in dem wahren Satz „∼p“ ist „p“ ein falscher Satz. Wie kann ihn nun der Strich „∼“ mit der Wirklichkeit zum Stimmen bringen ?
Das, was in „∼p“ verneint, ist aber nicht das „∼“, sondern dasjenige, was allen Zeichen dieser Notation, welche p verneinen, gemeinsam ist.
Also die gemeinsame Regel, nach welcher „∼p“, „∼∼∼p“, „∼p∨∼p“, „∼p . ∼p“, etc. etc. (ad inf.) gebildet werden. Und dies Gemeinsame spiegelt die Verneinung wieder. »
12 avril 2021 à 13:54 Luccio[Citer] [Répondre]
Bonjour (et désolé du temps mis à répondre),
Et bien tout d’abord merci pour la référence !
Si j’ai bien compris, tu nous invites méditer l’idée suivante : courir le risque d’un cohérence maximale en imaginant ou, tel Wittgenstein, en pensant la pensée comme un miroir.
La pensée, la connaissance et même la logique peuvent être pensées comme un miroir du monde. La logique en particulier est, avec ses règles ou ses opérations élémentaires qui permettent de raisonner et faire émerger des propositions nouvelles (des connaissances nouvelles), ce par quoi le monde se reflète dans le langage. La logique définit donc des règles ou des opérateurs d’exploration des reflets du miroir, même s’il s’agit aussi de règles de constructions des énoncés.
Alors, on comprend que Wittgenstein s’étonne du pouvoir des opérateurs logiques, qui semblent opérer dans même regarder le monde.
D’où ces opérateurs sont-ils légitimes ? Apparemment, ils sont légitimes en ce que leur connaissance permet de mieux connaître ou explorer les images que reflète le miroir de la connaissance. Mais, selon ton extrait, Wittgenstein se méfie d’une erreur quand à l’origine de la connaissance de ces opérateurs. Les opérateurs ne sont pas connus directement, par l’esprit ou par la lecture du monde d’emploi du miroir. Ils sont connus à force de regarder les images dans le miroir : ou bien comme une structure et des bosses propres au miroir, ou bien comme montrant quelque chose de commun aux images présentes dans le miroir. (Je crois que ci-dessous Wittgenstein penche pour la deuxième solution, mais je ne crois pas qu’il considère les deux comme incompatibles).
C’est, je crois, le sens de la citation que tu nous proposes, où un opérateur logique est montré comme ne valant rien en lui-même, mais lié au miroir. En tout cas, il vaut mieux observer les images dans le miroir, plutôt que s’enivrer des opérateurs particulièrement magnifiques qui peuvent les transformer.
En tout cas, pour me faire pardonner, la citation du même passage en français. On pourra chercher si la négation est plutôt une courbure, un bosse ou un reflet visible dans dans le miroir :