De la société disciplinaire à la société de contrôle, du panoptique à l’open space
Dans un prolongement du travail de Michel Foucault, Gilles Deleuze distinguait trois types de sociétés se succédant : les sociétés de souveraineté, disciplinaires et de contrôle. Chacune d’entre elles est caractérisée par un certain type de techniques de pouvoir et de dispositifs permettant d’en articuler le fonctionnement en agençant l’espace d’une manière spécifique. Pour Foucault, le dispositif caractéristique des sociétés disciplinaires est celui du panoptique imaginé par Bentham, dont l’architecture et le fonctionnement sert de modèle aux institutions : « la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons » (Surveiller et Punir). Par son architecture, le panoptique organise l’espace de telle sorte que le surveillant puisse voir le surveillé sans que ce dernier puisse voir s’il l’est effectivement, ni voir les autres surveillés. De ces jeux de regards rendus possibles par la simple architecture émanent des relations de pouvoir capables d’assujettir les individus, d’automatiser et de désindividualiser le pouvoir.
Avec les sociétés de contrôle succédant aux sociétés disciplinaires, un autre dispositif a pris le relais du panoptique, réinvestissant l’espace d’une manière analogue mais renouvelée, réformant les anciennes disciplines pour les adapter à de nouveaux enjeux : l’open space. Souvent comparé au panoptique, l’open space agence également l’espace de sorte que les jeux de regards suffisent à établir des relations de pouvoir. Cependant, il apporte une nouveauté radicale en ce que les surveillés peuvent désormais, d’une part se voir entre eux, et d’autre part voir les surveillants. La verticalité de la surveillance laisse ainsi davantage place à une horizontalité du regard et du pouvoir, la surveillance unilatérale du contre-maître sur les travailleurs de jadis laissant place à une surveillance égalitaire de chacun par chacun, pouvant même s’étendre, en droit, jusqu’à une surveillance des cadres par leurs subordonnés. Les relations de pouvoir, loin de disparaître dans cette architecture en apparence plus humaine, sont simplement redistribuées afin de poursuivre plus efficacement des buts d’une nature différente. Le capitalisme de l’âge de la biopolitique cherche en effet désormais moins à se fonder sur la seule exploitation et coercition des individus, que sur leur autonomie, initiative et créativité, et l’open space est pensé d’après ses théoriciens comme devant produire une telle subjectivation.
L’open space constitue ainsi un modèle théorique général, un dispositif exploité même en d’autres lieux que la seule entreprise, tout comme l’architecture du panoptique des sociétés disciplinaires dessinait le diagramme idéal d’un mécanisme de pouvoir polyvalent dans ses applications, réinvesti par des institutions autres que les seuls lieux pénitenciers. À cette institutionnalisation de l’open space et de la société de contrôle utilisant essentiellement l’outil informatique comme instrument de (télé)surveillance, s’opposent des actes de micro-résistance déjà évoqués en partie par Deleuze, dont la finalité est de soustraire non plus seulement au regard du seul surveillant, mais à celui de tous : cryptage, brouillage, piratage, introduction de virus. Elles rappellent que « le pouvoir passe par les dominés non moins que par les dominants », comme le remarquait Deleuze dans son texte sur Foucault.
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17 février 2011 à 17:02 Skware[Citer] [Répondre]
Très cool cette petite mise en lumière sur Foucault.
Précise et concise. Bravo.
A noter que contrairement à ce qui se disait c’est bien Foucault avec ses derniers cours (75-77) qui a distingué les 3 types de sociétés.
Deleuze a seulement diffusé/publié l’idée en reprenant l’approche historique de Foucault(archéologie/généalogie) et en y injectant comme à l’habitude son approche conceptuelle.
Donc gloire à Foucault qui a su rendre tangibles les enjeux de ce type de société, et fournir une arme pour résister La pensée du dehors(retravaillée aussi par Deleuze).
17 février 2011 à 17:47 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Merci pour ce commentaire !
J’ignorais cela. Je pensais que c’était avant tout une distorsion deleuzienne, comme il y en a bien souvent. Il faudra que j’aille jeter mes yeux et oreilles dans ces cours que je n’ai pas encore eu l’occasion d’aborder, afin de combler mes lacunes en foucaldisme.
10 février 2012 à 14:39 Oscar Gnouros[Citer] [Répondre]
Relisant Surveiller et Punir, je me demande au final si Foucault n’avait pas déjà anticipé l’open space. En effet, page 208 :
Et toc ! Il n’empêche, dans les pages suivantes décrivant le fonctionnement du panoptique, on est tout de même sur la description d’un jeu de regard unilatéral, du pouvoir qui voit sans être vu, ce qui, à mon sens, n’est pas présent dans l’open space.
22 juillet 2015 à
[…] Faire vivre l’Internet rhizome. Couper l’arbre Facebook, qui dicte l’être du web. Deleuze et Guattari, toujours, le soulignent : « l’arbre impose le verbe “être”, mais le rhizome a pour tissu la conjonction “et… et… et…”. Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. » L’arbre Facebook, l’arbre Google, et tous ses consorts dictent leur définition de ce que doit être le web. Un cartel, décrétant pour son avantage les règles d’usage de l’outil, captant l’information et imposant sa vision de la redistribution. Prescrivant un seul et unique « être » du web, plutôt qu’une série de conjonction, de conceptions différentes — avec toutes les questions qui se posent : sécurité, commercialisation des données, situation de monopole, et des millions d’autres. Et la réponse se niche dans un Internet rhizome, pour continuer à vivre multiple, entendre plusieurs voix discordantes, suivre plein de ligne d’entrée et de fuite, rencontrer des lieux de pensées alternatives et de micro-résistances (8). […]