La vénération que Montaigne porte à Socrate ne fait qu’augmenter au fur et à mesure de la rédaction des Essais. Loin cependant de participer à la célébration de « Saint Socrate » (Érasme) à l’entendement « plus qu’humain » (Rabelais), il débarrasse le personnage de Socrate des scories métaphysiques dont l’avaient revêtu les penseurs renaissants, pour faire de lui un parangon d’humanité.

  1. Introduction. Socrate et Montaigne, philosophes aux mille visages
  2. Les Socrate de Montaigne
  3. La schizophrénie socratique de Montaigne
  4. Socrate, Montaigne et la modernité
  5. Conclusion. Montaigne, la lueur de l’aube des Lumières

MontaigneÀ envisager le socratisme de Montaigne, on craignait a priori de se perdre dans une jungle montaignienne peuplée d’une infinité de Socrate opposés les uns aux autres. Cette peur n’était pas infondée : nous avons en effet trouvé trois Socrate. Ces trois Socrate sont des « idéal-types », des figures abstraites, épurées à dessein, qui ne se rencontrent jamais telles quelles dans le texte. Ainsi en est-il de ce Socrate idéaliste, qui préféra mourir de la ciguë, plutôt que de renoncer à sa « science de s’opposer ». Ou de ce Socrate machiavélique qui lui est opposé, capable de dompter la mauvaise fortune en transigeant sur les principes, par l’ironie. Mais sans doute est-ce le Socrate « homme ordinaire », sorte de figure intermédiaire entre ces deux dernières, qui, loin d’être « excellent », est le plus proche de ce que Montaigne concevait.

Reste que la multiplicité de Socrate pose la question de son mode « d’utilisation ». Comment Montaigne assume-t-il cette référence à ce Socrate protéiforme ? Pour Montaigne, il est hors de question de se contenter d’un simple processus de reproduction à l’identique, d’une sorte de clonage de Socrate consistant à se présenter comme un Socrate renaissant. Il n’est pas non plus question d’accorder à l’enseignement ou à la vie de Socrate une valeur dogmatique afin d’en faire une contrainte hétéronomique à l’autorité de laquelle il faudrait se soumettre sans broncher. En fait, le rapport à Socrate doit passer par l’imitation qui, bien comprise, constitue un procédé où Socrate est comme une nourriture qu’il faut assimiler, ruminer, digérer pour produire du nouveau. Socrate est comme un tuteur, une canne, ou pour employer l’image kantienne utilisée dans Qu’est-ce que les Lumières ?, une « roulette d’enfant » qui aide à marcher les premiers temps, mais dont il faut se défaire au plus vite afin de se diriger en toute autonomie, loin de toutes les tutelles. C’est à cette condition qu’il est possible à Montaigne d’utiliser l’exemple socratique d’une manière toute pratique dans les temps de troubles, et si cela est possible, c’est avant tout parce que la vertu socratique est accessible : elle est à portée humaine, contrairement à la sagesse stoïcienne trop détachée de la condition des hommes.

C’est donc à imiter Socrate sans le reproduire qu’aspire Montaigne. Et c’est sans doute à une imitation de Montaigne et de Socrate sur ce même mode que nous pousse la lecture des Essais. Parmi ses continuateurs, Descartes et Pascal furent tous deux à leur façon fondateurs de notre modernité. S’ils le purent, c’est parce que Montaigne, grâce à Socrate, avait déblayé le terrain du Moyen-Âge, et même celui de la Renaissance. Le socratisme des Essais fut le terreau qui permit à ses successeurs de faire pousser l’humanisme. En défendant, contre Rabelais, une conception désenchantée du récit, en introduisant un rapport et une méthode critique vis-à-vis du savoir, en démystifiant les principes de la politique, ce sont toutes les Lumières du XVIIIe siècle qui commencent à s’allumer.

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