Suffrages, suffrages ! Expression des volontés particulières, expression de la volonté générale ! Analysons si en leur fond les élections sont un piège à cons.

  1. Comment gagner les élections ? Que la volonté générale est introuvable
  2. Comment gagner les élections ? Que la volonté particulière est introuvable

N’en déplaise aux méchants rousseauistes, le dernier épisode a montré que la prétendue « volonté générale », quand bien même on la considérerait exister, est introuvable. Si tant est qu’elle existe, elle existe de la même façon qu’une chose en soi pour Kant : une entité à laquelle on ne peut avoir accès directement, dont on ne sait l’existence que par la façon dont elle se phénoménalise à nous ; au mieux peut-on la penser, mais pas la connaître. De même, cette volonté générale que l’on pense fondatrice de tout le politique est obligée de se phénoménaliser suivant une certaine procédure. Lorsque les citoyens décident, ils doivent en passer par certaines procédures de décision, afin de faire émerger la volonté générale, et il y a presque autant de volontés générales qu’il y a de procédures de décision, si bien que le plus sûr moyen de gagner une élection consiste encore à choisir le mode de scrutin le plus favorable.

La volonté générale est une hypostase matérialiste. Une réalité fantomatique créée par l’esprit de quelques hommes, prenant mystérieusement son autonomie vis-à-vis des consciences, pour leur dicter sa propre loi, comme la marchandise pour Marx.

« Si bien que pour trouver une analogie, nous devons nous échapper vers les zones nébuleuses du monde religieux. Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. »
Karl Marx, « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », in Le Capital.

Il y a un fétichisme de la volonté générale comme il y en a un de la marchandise, et l’on pourrait à bon droit qualifier les partisans de l’une et de l’autre de « possédés », comme le faisait Max Stirner, « l’auteur du livre immortel « L’Unique et Sa Propriété ». [1] »

Si la volonté générale est introuvable, cela signifie-t-il pour autant que seules existent des volontés particulières ? Une fois le brouillard de la volonté générale dissipé, les volontés particulières apparaissent-elles clairement ? Rien n’est moins sûr. La volonté particulière pourrait en fait être tout aussi introuvable que la volonté générale.

Ainsi, on demande ces temps-ci au bon peuple de voter, de décider, de donner son avis, de choisir un candidat. Mais à partir de quels principes un individu exprime-t-il sa volonté particulière ? Cela peut être à partir de partis bien différents.

Tout d’abord, en suivant Max Weber, on peut distinguer l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

« Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » –, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » »
Max Weber, Le Savant et le Politique.

Deux type de votes peuvent alors se fonder sur ces deux types d’éthique :

  • Le vote de conviction. L’éthique de conviction consiste à adhérer à des principes et à s’y tenir coûte que coûte, plaçant le verdict des faits au second plan.

    « Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi . »
    Max Weber, Ibid.

    Du point de vue des suffrages, le vote selon l’éthique de conviction signifie adhérer à un certain programme politique, quand bien même celui-ci ne serait qu’une belle utopie irréalisable dans les faits, simplement parce que l’on est d’accord sur les principes : on se décide sur le papier, a priori, suivant la cohérence, consistance, beauté, moralité ou que-sais-je-encore du système en question, sans s’interroger sur les conditions de possibilité de sa réalisation effective. Se convaincre que « tout est possible, tout est réalisable », car la bonne volonté politique peut triompher de tout. Les candidats qui tentent d’attirer vers eux ce type de votes s’habillent la plupart du temps des vêtements du « possible » : tout changement politique est possible.

  • Le vote de responsabilité. Mais à côté de l’éthique de conviction se trouve donc pour Weber l’éthique de responsabilité. Il s’agit ici non plus de prêter attention aux seuls principes, mais de se poser la question de la conséquence des actes. Quels effets tels choix peuvent-ils avoir réellement si on les adopte ? Faut-il renoncer à certains principes parce qu’ils auraient des répercussions fâcheuses ?

    « Je me sens bouleversé très profondément par l’attitude d’un homme mûr – qu’il soit jeune ou vieux – qui se sent réellement et de toute son âme responsable des conséquences de ses actes et qui, pratiquant l’éthique de responsabilité, en vient à un certain moment à déclarer : « je ne puis faire autrement, je m’arrête là ! » »
    Max Weber, Ibid.

    Le vote selon l’éthique de responsabilité consiste à opter pour le programme ou l’homme dont on s’attend à ce qu’il soit le plus pragmatique, le plus attentif à ce que la réalité exige. Ici, les candidats se revêtent davantage des habits de la « vérité » : la réalité comprise véritablement impose un type de politique bien particulier.

Mais les possibilités de voter avec conviction ou responsabilité ne sont pas les seules. En existe également deux autres, qui se fondent sur l’intérêt bien compris, ou non, des particuliers :

  • Le vote égoïste. Cette possibilité de vote consiste à adhérer au programme politique qui offre le plus de convergences avec ses propres intérêts égoïstes. C’est ainsi que, caricaturalement, on présente le vote fonctionnaire comme un vote socialiste, le vote des entrepreneurs comme un vote libéral, le vote des amateurs de cannabis, des vendeurs de panneaux solaires, d’éoliennes et de biocarburants comme un vote écologiste, et ainsi de suite. Le candidat choisi est un grand soi-même, dont on s’attend à ce qu’il serve ses intérêts.
  • Le vote altruiste. Au contraire, dans un élan de générosité et de solidarité avec son prochain, on peut aller à l’encontre de son intérêt égoïste et voter pour l’intérêt de l’autre, car on pense qu’il en est moralement mieux ainsi. Par exemple, un ouvrier votant pour des baisses d’impôts pour les entreprises et les hauts revenus, car il pense que son patron − le pauvre − ne peut s’en sortir sans cela ; ou inversement, un patron votant pour un programme majorant les charges patronales et augmentant les taux de l’ISF afin de contribuer davantage au financement général du système que ses ouvriers − les pauvres.

Pour un même individu, votes de conviction et de responsabilité s’opposent quelque peu [2] (Weber dit cependant que les deux éthiques qui en sont à la source peuvent être compatibles sous certaines conditions) ; vote égoïste et vote altruiste se contredisent complètement. En revanche, les deux axes se combinent : on peut en effet être altruiste ou égoïste, avec conviction ou responsabilité. Si bien que la volonté particulière d’un individu se déploie dans un espace au carré :

À l’évidence, le vote côté égoïste doit être plus fréquent que le vote altruiste. Il est sans doute également le plus facile à obtenir, car il est plus sûr de flatter l’ego que de lui vendre son sacrifice. De même, le vote de conviction doit sans doute être plus répandu, car il est plus économique d’adhérer à des principes sur le papier que de se poser la question de leur faisabilité effective. Le plus aisé à obtenir également : on persuade mieux à partir de rhétorique et de promesses que par une étude attentive des conséquences des actes.

À ces quatre types de vote, il faut en rajouter un cinquième : le vote de contestation. Voter pour un candidat ou un programme sans conviction réelle, sans se soucier de sa faisabilité, de son adéquation ou non avec son intérêt. C’est un vote désintéressé, et pour son intérêt, et pour le système électoral en tant que tel : une façon de protester. Il est comme le lieu où viennent se réfugier les voix qui n’ont pas été séduites par les quatre autres catégories. C’est un vote presque aléatoire, mais pas pour autant hasardeux, car il renforce bien souvent un candidat particulier, jugé la plupart du temps anti-système, au détriment d’autres : Le Pen fera ainsi malheureusement davantage de voix que Jacques Cheminade. Lorsqu’il se manifeste vers le choix d’un candidat particulier, la contestation est active ; passive, elle prend la forme de l’abstention.

Le vote égoïste de conviction paraît cependant être le plus fréquent. Ce qui est gênant politiquement, puisque la « poursuite du bien commun » paraît au contraire requérir un altruisme responsable. Sans compter que ce qui paraît conviction pour l’un est parfois responsabilité pour l’autre, que la contestation de l’un est l’égoïsme ou l’altruisme de l’autre. Un même candidat ou programme politique peut ainsi cristalliser, par méprise ou au contraire par fine stratégie, sous son seul, nom des aspirations tout à fait différentes : l’égoïsme des uns et l’altruisme des autres ; la contestation de certains ; les convictions ou le réalisme de ceux-là.

Il faut aussi remarquer que pour une même personne, les choix peuvent être différents en fonction de l’espace dans lequel il choisit de se positionner. Sans aucune contradiction, un même individu peut alors décider de voter Le Pen par contestation, Poutou par conviction altruiste, Mélenchon par responsabilité altruiste, Bayrou par responsabilité égoïste, Sarkozy par conviction égoïste. En somme, la volonté particulière, tout comme la volonté générale précédemment, se trouve être difficilement saisissable.

Au moment de son expression, cette volonté particulière dépendant presque des « humeurs » (quasiment au sens hippocratique) du sujet. Être d’un tempérament égoïste ou altruiste est bien souvent une affaire d’organe et de contexte ; pour Weber, être partisan de l’éthique de conviction ou de responsabilité est presque une affaire de « tête ». La volonté particulière d’un individu varie et variera. Probablement introuvable. Elle est fonction de l’humeur de son âme, qui en définitive est peut-être bien tripartite, comme le pensait le vieux Platon : le raisonnable peut le porter vers la responsabilité s’il est fort, vers la conviction s’il est affaibli ; l’appétit vers l’égoïsme, mais vers l’altruisme s’il est apaisé ; la colère vers la contestation lorsqu’elle se fait entendre. Au candidat de savoir flatter les bonnes parties de l’âme.
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[1] C’est ce qui est, paraît-il, gravé sur la plaque du 19 de la Philipstrasse à Berlin, dernière demeure de cet auteur − je ne suis plus allé à Berlin depuis la chute du mur, et la maison est introuvable dans Google Street View.
[2] J’attends les slogans électoraux du type : « une seule conviction : la responsabilité » ou « ma responsabilité : convaincre ».

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