Liaison pivotOn pense la liberté en termes d’alternative : ou bien on est libre, absolument ; ou bien on est déterminé, absolument. Pas d’entre deux. Tout, ou rien. Entre la liberté et le déterminisme, il y a une différence de nature et non de degré.

Et s’il y avait en fait une différence de degré dans la liberté ? Et si l’on prenait au sérieux l’analogie entre liberté humaine et liberté mécanique ? Que dit-on lorsque l’on parle d’une liaison avec n degrés de liberté ? Par exemple, une liaison à pivot glissant aura une liberté sur l’axe des x qui lui permettra de coulisser ; il y a absence de contrainte sur les x, donc liberté sur l’axe des x.

Ainsi, il semble également y avoir un principe de tiers exclu entre la liberté et la liaison mécanique. Il y a une alternative en termes de tout ou rien : ou la liberté, ou la liaison ; mais cette alternative, elle est sur le papier. Car en pratique, un pivot glissant qui est libre sur l’axe des x ne sera pas libre totalement : il sera victime de frottements ; partout où il y a liberté en mécanique, il y a frottement ; la liberté, le mouvement affronte des résistances.

Aussi, en pratique, la liberté mécanique n’est pas binaire : 0 ou 1. Elle est plutôt sur un continuum : quelque chose de libre est proche de 0 : ce peut être 0.1, 0.2, etc ; quelque chose de lié est proche de 1 : 0.99, 0.98.

Par conséquent, il est possible que la liberté inclut de son contraire, et vice-versa. Il n’y a pas de pure liberté, comme il n’y a pas de pure liaison ; il n’y a que des mélanges de liberté et de liaison : 10% de liberté pour 90% de liaison, etc. Par exemple, même dans la liaison la plus fixe, on trouve toujours du jeu. Le jeu est à la liaison ce que le frottement est à la liberté : une contingence nécessaire.

On ne doit pas comprendre ces chiffres, ces proportions (10% de liberté, 90% de liaison) en termes de probabilités. Ce serait une erreur. Car cela signifierait en effet : pour une liaison mécanique donnée, pour 10 mouvements effectués, il y en aura 9 qui buteront et ne pourront pas être faits. Non. En fait, les 10 mouvements seront réalisés aussi bien, mais frotteront, s’exécuteront moins vite, ou plutôt moins aisément – et inversement, la liaison résistera bien 10 fois sans jamais céder, il y aura simplement du jeu.

Appliquée à la question de la liberté humaine, cette théorie permet de résoudre une énigme qui nous poursuit depuis « la nuit des temps » : la conciliation entre l’agir humain supposé libre et la nécessité. Comment concevoir à la fois la liberté et le déterminisme ? Avec une conception de la liberté comme pure liberté, on est plongé dans les apories de la métaphysique la plus abstruse : ainsi le kantisme qui se projette dans un arrière monde nouménal où la liberté existe, fondement du monde phénoménal où elle n’existe pas, où il n’y a que des choses causées. Cette conception est-elle sérieuse ? Les seuls à l’avoir prise au sérieux furent soit enfermés, soit envoyés en Erasmus dans des campus germaniques pour aller examiner les soi-disant preuves du vieux prussien.

Avec une liberté et une nécessité entendues comme mélanges, qui comportent respectivement, soit du frottement, soit du jeu, on évite ces écueils métaphysiques insolubles. Suis-je libre ? Suis-je déterminé ? Ces questions n’ont plus de sens. En fait, je joue et je frotte dans des proportions plus ou moins grandes. Je suis, et libre, et déterminé : non pas que je serais déterminé dans une certaine mesure par certains facteurs (facteurs sociaux, physique, physiologiques, etc), et dans cette détermination, je conserverais une certaine liberté ; non pas non plus que je serais déterminé par des causes mais libre parce qu’en ayant conscience (spinozisme) ; non pas encore parce que je serais libre à mes yeux mais déterminé aux yeux d’autrui (humisme) ; mais parce que je suis libre et déterminé dans le même acte, qui reste un.

La pure liberté était un reste d’une conception orgueilleuse de l’homme. D’un côté, il y avait l’homme qui, lui, était purement libre ; de l’autre, tout le reste de la création qui quant à elle était purement nécessité. Il y avait un saut dans la liberté : du caillou à l’homme, mais aussi de l’animal à l’homme – l’animal étant ramené sur ce point au statut de caillou. Cela pouvait se concevoir lorsque l’on pensait que l’homme et le reste de la création étaient issus d’essences différentes.

Or, ce qu’enseigne l’évolutionnisme, c’est qu’il est probable que nous descendions tous, non pas du singe, mais de l’amibe, car « de l’amibe à Einstein, il n’y a qu’un pas » comme le disait le bon Popper. Et cette même amibe descendrait elle-même du caillou. L’homme libre, le caillou déterminé : mais entre les deux, qu’y a-t-il ? Comment la liberté a-t-elle pu apparaître au cours de l’histoire évolutive des espèces ? Ainsi donc, il y aurait un saut ?

Cette hypothèse est couteuse. Il est beaucoup plus économique de considérer que, dès le caillou, la liberté était présente. Toute l’histoire évolutive n’est alors que celle de l’élimination des frottements, autrement dit, d’un graissage du libre arbitre afin qu’il tourne mieux en accrochant moins – ou encore, c’est l’histoire de l’augmentation d’un jeu dans le labyrinthe de la nécessité.

Comment est-ce possible ? Considérons une fois de plus l’exemple mécanique. Soit un assemblage mécanique, par exemple, une simple liaison pivot. Celle-ci tourne au départ difficilement ; puis, au fur et à mesure du temps, celle-ci fait son chemin : le jeu augmente, elle frotte de moins en moins et tourne plus facilement.

Il en est sans doute de même pour l’homme. Du point de vue de l’ontogenèse : plus un homme vieillit, plus il devient libre – les Anciens l’avaient parfaitement compris en disant d’un vieux qu’il devenait sage ; et si un vieux ne devient pas plus libre en vieillissant, c’est qu’au lieu de prendre du jeu, il a grippé sa mécanique : la maladie, le cancer, Alzheimer ne sont pas des hypostases matérialistes comme le pense André Moreau, mais elles sont plutôt au cerveau ce que couler une bielle est à un moteur quatre temps qui manquerait d’huile.

Du point de vue de la phylogenèse : il est probable qu’à force de tourner autour de leur noyau, des électrons se soient mis à prendre toujours plus de jeu, provoquant un jour le fameux Big Bang. Puis, toujours à force de ces mouvements continuels qui rappellent l’Eternel Retour nietzscho-deleuzien, on prit toujours plus de jeu : les molécules, mais surtout les neurones ; dans les cerveaux des animaux inférieurs, les transmissions neuronales doivent très certainement frotter beaucoup ; le cerveau humain n’est plus libre qu’en raison de neurones qui, pareils aux esprits animaux de Malebranche, auraient creusé des sillons plus profonds dans lesquels ils peuvent se mouvoir plus aisément.

Une métaphysique de la graisse : voilà ce qu’il nous faut. Seule de la graisse ou de l’huile pourra libérer l’humanité d’avantage en supprimant les frottements, et même libérer toute la création. C’est pourquoi il ne faut pas se plaindre de l’obésité : sans doute y a-t-il plus de liberté dans un corps bien gras que dans un organisme squelettique. Qui était le plus libre ? Ce gras double qu’était Hume ? Ou bien ce malingre Pascal ? Auschwitz est la triste preuve que là où il n’y a que la peau sur les os, il n’y a plus place pour même un gramme de liberté.

La liberté n’est pas dans la glande pinéale, comme le pensait Descartes, mais dans les poignées d’amour. La prison de l’âme, ce n’est pas le corps comme le pensait Platon, mais c’est le végétarisme, la diététique. Les poireaux sont un tombeau pour l’âme et le corps – sauf s’ils sont à la vinaigrette.

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