MacGyver était mon héros. Sa coupe de cheveux dans le vent, son aplomb inébranlable et, bien sûr, sa capacité à s’extraire de hangars piégés à la dynamite grâce à un bout de ressort et un peu de sel m’avaient conduite à envisager pour lui et moi des épousailles prochaines (ça, c’était juste avant que je voies un clip de Roc Voisine et que je ne reconsidère mes projets maritaux en faveur d’un brun). Mais ce qui faisait la grandeur de MacGyver, c’était qu’il rencontrait les pires méchants, se sortait des pires situations, voyaient les pires salauds zigouiller des innocents ou polluer des contrées protégées, sans jamais se départir de sa bonne humeur et de blagounettes bien envoyées. D’aucuns me rétorqueront que je ne suis qu’une fille, et que si j’avais des corones j’aurais regardé Starsky et Hutch ou L’Agence tous risques. Mais là encore, ça marche ; car tous nos héros des années 80 et 90 avaient de l’humour, des dents blanches et un sens de la répartie qui laissaient les horreurs de ce monde leur glisser sur la moustache comme l’eau sur un canard.

Ces héros pouvaient justifier toutes leurs actions par un sens aigu du bien et du mal, par une loyauté implacable envers leurs proches, par le rejet systématique du mensonge sous toutes ses formes et par un recours à la violence modérée – ou du moins, ludique. Ils avaient également des amis fidèles, qui se seraient coupé un bras pour eux, et ils faisaient du charme aux filles, pleins de vigueur qu’ils étaient. Ils étaient donc d’autant plus justifiés dans leurs actions que de braves gens les soutenaient entièrement et que les filles n’avaient pas peur d’eux. La justice était leur impératif catégorique, la drôlerie et la vérité leurs maximes, le bien leur idéal anhypothétique.

Or, depuis une dizaine d’années nous n’avons plus les mêmes héros de série télé. Nous avons plutôt, et cela a déjà été bien rebattu, des anti-héros. Ils restent inscrits, même en négatif, dans la sphère des héros parce qu’ils conservent une certaine aisance pratique et un sens de la répartie ; mais ils sont devenus plus vieux, parfois handicapés, toujours aigris et asociaux, souvent cruels et froids, atteints de TOC et de névroses plus ou moins sévères. Il y a même parmi eux des tueurs en série, et, pire encore… des menteurs ! [1] Alors suffit-il de savoir manier un revolver ou un scalpel pour être un héros ? Qu’est-ce qui justifie encore les comportements immoraux de nos héros postmodernes ?

Car étrangement, plus un anti-héros pousse loin la méchanceté, le mensonge ou la violence, plus on l’aime. Le cynisme et la sociopathie séduisent. Et séduire, c’est conduire hors du droit chemin, hors de la rectitude, hors de la voie commune. MacGyver détournait les mineurs comme moi, sans difficulté ; Dexter détourne les adultes bien-pensants et plonge les mères de famille respectables dans des fantasmes de couteau et de sang qui aspergent les vitres. Starsky et Hutch faisaient rêver tous les garçons avec leur Gran Torino de ouf et leur amitié à la vie à la mort ; Dr House a bien une moto mais pas d’amis, ou plutôt il a des disciples souffrant de complexes d’infériorité carabinés. Les gars de l’Agence tous risques se sont évadés parce qu’ils étaient innocents, mais ont décidé de venir en aide à tous ceux que la société ou les malfrats condamnent injustement ; Michael Scofield [2] fait évader sa grosse brute innocente de frangin, mais c’est dans l’espoir d’aller se siffler des mojitos tous les deux comme des rats au Mexique, et tout ça en laissant filer en même temps qu’eux des psychopathes patentés [3].

Autrement dit, la justification morale postmoderne n’a plus pour référence le Bien, le juste ou le vrai ; elle aurait alors pour source et pour finalité, dans une circularité qui semble dénuée de tout progrès dialectique, la jouissance du spectateur. Jouissance de voir quelqu’un de plus malheureux que soi s’en sortir, comme une promesse de lendemains qui chantent pour dépressifs avertis ; jouissance d’avoir dépassé la bienséance de la pensée moralisante bourgeoise pour, enfin, retrouver du mordant ; jouissance cathartique, enfin, de faire souffrir ceux qui le méritent, mais dans une logique de vengeance dont ils ne sont même pas avertis [4]. La justification n’est plus morale ; elle est aussi physiologique que devaient sans doute l’être les jeux du cirque ou la tragédie grecque. Les héros TV qui parviennent tant bien que mal à distinguer encore entre justice et vengeance ne semblent plus tirer de satisfaction à coffrer les fous et les assassins ; car ce n’est pas leur action que l’on savoure, c’est des meurtres et tortures montrés avant que l’on se repaît. Ils restent donc là, mâchoires crispées et front ombrageux, à attendre le prochain épisode, puisqu’il va de soi que tant que le spectateur voudra du sang, leur quête de justice restera asymptotique.

Nos anti-héros, froids et dénués d’émotions qu’ils sont, seraient-ils le reflet du cynisme de notre époque ? Le symptôme de sociétés désincarnées, où l’intello n’a pas le droit d’être, en plus d’intelligent, aimable ? Où il faut être plus rusé que l’autre, parce que l’on ne peut jamais l’emporter dans un face-à-face loyal, que l’ennemi soit la maladie, le criminel ou le mensonge ? Peut-être. Néanmoins il me semble faux de dire qu’il n’y a plus de morale dans les pérégrinations de nos anti-héros. Plutôt, et c’est bien connu, il n’y a plus de morale mais des éthiques.

Le héros définit ce que doit être la justification morale, il justifie les moyens par la fin, il se fait la mesure du bien et du mal. Comme ce cow-boy [5] qui ne cesse de répéter « c’était justifié », faisant allusion au malfrat qu’il a descendu au début de la série. Mais pourquoi était-ce justifié ? Parce qu’il l’avait prévenu de déguerpir avant 24h, et que le délai écoulé, il a trouvé le méchant en train de manger du homard tranquillement dans un restaurant huppé de la ville ? Parce que celui-ci a, à un moment, voulu sortir son flingue et qu’il s’agissait donc uniquement de légitime défense ? Parce que le méchant aurait, vivant, continué à nuire à la société ? Peut-être tout cela à la fois, peut-être aucune de ces réponses. Je crois que c’était justifié parce que le héros donne l’impression d’être pote avec les méchants, parce qu’il blague avec eux, parce qu’il les avertit de ce qui va leur arriver s’ils ne se rangent pas, parce qu’il est fraternel. Ici commence à se dessiner la possibilité d’une dialectique, finalement. Car le fil rouge entre toutes ces séries, tous ces héros et anti-héros, toutes ces années et ces époques différentes, c’est que les rôles se confondent. Qu’il n’y a plus de démarcation nette entre le gentil et le méchant, que le « héros » comprend un peu trop bien les tarés qu’il traque, soigne ou côtoie, qu’il est tout sauf pur et que c’est pour ça qu’il gagne au bout du compte. Le mal s’est intensifié en termes qualitatifs, mais, d’un point de vue quantitatif, il s’est tellement dispersé qu’on ne peut le reconnaître que s’il nous est familier. Le héros reconnaît dans sa chair les remugles des mauvaises intentions et de la violence, et il en joue. Ainsi il devient non plus un objet d’admiration, mais un objet de désir, avec toutes les contradictions et les fantasmes que cela peut impliquer.

Oh, il arrive bien encore, dans certains épisodes, que le « gentil » regarde à la fin le méchant avec dans le regard du dégoût et le traite de monstre ; on retrouve alors une justification morale traditionnelle, où la condamnation ferme, sans appel, rappelle où se trouve le seuil des bonnes mœurs. Mais le reste du temps, nous jouissons de ces anti-héros parce qu’ils n’ont d’autre justification que l’étrange slow qu’ils dansent avec le mal ; ils sont justifiés dans leurs actions, simplement parce qu’ils se frottent à l’altérité [6] et parce qu’ils l’abordent sans détour. Ils flirtent avec l’ennemi, le connaissent, le reconnaissent. Leurs actes sont justifiés, parce qu’à chaque confrontation à Autrui dans ce qu’il a de plus étrange, ils acceptent pleinement sa présence, ils le voient véritablement et lui parlent ; et que dans cette fraternisation toujours dérangeante, souvent immorale, se joue quelque chose comme une redéfinition de l’homo ethicus. Un homme éthique qui se promène certes hors des clous et menace toujours de confondre le bien avec l’utile ou l’agréable, mais qui sous son incapacité à communiquer normalement et à avoir une vie sociale équilibrée, fait preuve, bizarrement, d’une sorte de charité nouvelle envers ses frères humains. Il s’agit donc non plus d’une morale traditionnelle, mais de moralité subjective ; non plus de normes sociales, mais d’une éthique fondée sur un moi tourné vers l’extériorité. Là réside une justification éthique nouvelle : celle du mérite, ou peut-être plutôt de la bonté, à être en relation non plus avec nos semblables, mais avec les plus étrangers des êtres humains – les malades, les pervers, les criminels [7].

Et si ces héros éthiques étaient en plus aimables, proches de leurs congénères et gentils, alors ce seraient des saints ; il faut donc les dépouiller de toute sociabilité pour les rendre à leur fonction essentielle, et les maintenir dans une insociabilité suffisamment raffinée pour que ni nous ne nous confondions avec eux, ni nous ne les rejetions entièrement. Ces anti-héros deviennent pour nous, spectateur, à leur tour la figure d’Autrui : si proches de nous, et pourtant si étranges et menaçants, que nous ne savons plus trop si nous avons ne serait-ce que le droit de les aimer. Mais nous entrons dans la danse et, protégés par la fiction, nous soumettons à l’épreuve de ces Autres [8] nos certitudes morales et notre charité – à défaut de parvenir à les soumettre à des autruis en chair et en os. Car s’ils remplissent certes une fonction cathartique, ils nous procurent tout de même plus de gêne que de soulagement ; c’est dans cette gêne que se construit la jouissance du spectateur, dans cette perception plus aiguë des limites qu’ils transgressent allègrement et que nous pouvons ainsi mieux redéfinir et réfléchir.

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[1] Petit soubresaut kantien.
[2] Prison Break, de Paul Scheuring, 2005
[3] Il n’a ensuite de cesse de vouloir réparer ses fautes, mais cette obsession est plus névrotique que morale.
[4] Derek Morgan, Esprits criminels, S6*14 : « La chasse n’est pas un sport. Dans un sport les deux camps doivent savoir qu’ils participent au jeu. Paul Rodriguez »
[5] Raylan Givens, dans Justified, de Graham Yost, 2010.
[6] Petit (très) condensé de la thèse de Levinas : pour Levinas, qui a subi de plein fouet la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, la morale traditionnelle a échoué parce qu’elle a toujours été pensée à partir d’une opposition entre le Même et l’Autre, entre soi et autrui. Pour reconstruire une éthique reconnaissant pleinement la fragilité d’Autrui et la responsabilité que nous avons envers lui, il faut comprendre qu’elle n’apparaît que lorsqu’on sort du Même pour se tourner vers l’Autre, lorsqu’on répond à l’appel d’autrui par-delà tout conflit et toute opposition, lorsqu’on entre en relation avec lui – par le langage. Ce mouvement est avant tout un désir et une bonté ; et il nous ouvre à une transcendance, celle de l’Infini (ou de Dieu).
[7] On est bien d’accord : un malade n’a rien de commun avec un criminel ou un « monstre » ; mais dès lors qu’on le définit comme « un malade », on n’est plus tout à fait face au même que nous.
[8] Dans Lost, les héros – qui sont d’ailleurs tous des anti-héros – sont confrontés à des ennemis terribles : les Autres…

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