Bernard-Henri Lévy« Pour se reproduire, le philosophe ne pénètre pas : il se retire. » Ainsi le philosophe Jean-Baptiste Botul parvient-il à résoudre, en substance, le profond paradoxe de la philosophie kantienne, ou plutôt du philosophe Kant : celui de la cohérance entre sa vie et son oeuvre.

Voici le problème. En théorie, si on veut agir moralement en adéquation avec son humanité, l’impératif catégorique auquel on doit obéir impose « d’agir de telle sorte que l’on puisse vouloir que chacun agisse de la même sorte.» En pratique, Kant ne le respecte pas sur (au moins) un point : il est resté célibataire et sans enfants, et l’on ne peut pas vouloir que chacun suive cette voie puisqu’alors il n’y aurait plus d’humanité. D’où une contradiction. Sans doute est-ce ce qui interrogea également Bernard-Henri Lévy à l’endroit de Jean-Baptiste Botul.

Car cette question fut un enjeu crucial pour les néokantiens paraguayens émigrés d’Europe peuplant la colonie de la Nueva Koenigsberg qu’ils fondèrent, à la manière de positivistes comtiens au Brésil. C’est un sérieux problème, au point que Paul Vacca consacra un ouvrage à cette ville et à cette question.

Comment être kantien ? Peut-on être kantien ? Suivre la vie de l’homme, c’était se condamner à éteindre, à plus ou moins long terme, la colonie, faute de descendants. Suivre l’oeuvre de l’homme, c’était au contraire accepter de prendre femme et enfants, mais par la même accuser le maître de manquer d’exemplarité.

Botul croit trouver la solution de ce profond paradoxe kantien. En fait, les philosophes ne se reproduisent pas de la même façon que les autres hommes. Ils ne se reproduisent pas par la procréation biologique mais par l’écriture. Ils ne produisent pas des enfants mais des œuvres. Ils n’ouvrent pas de crèches mais des écoles.

C’est pourquoi ils n’ont pas besoin de pénétrer mais de se retirer pour penser, loin du monde, tel Zarathoustra en haut de sa montagne quand il eut 30 ans, ou plutôt comme Kant durant ses promenades qui n’allaient jamais bien loin, interrompues comme chacun sait uniquement par la révolution française et le rousseauisme (qui sont, selon certains aspects, la même chose).

L’ouvrage, le texte, l’idée défendue par Botul, tout cela est très bien fait. Mais certaines choses y sont fausses, dont l’une et pas des moindres, est le fait que l’auteur, ce fameux Jean-Baptiste Botul, philosophe français du XXe siècle de tradition orale, n’a jamais existé.

Oui. Ni les kantiens du Paraguay, ni la Nueva Königsberg. Tout le texte est un canular monté par un petit philosophe plaisantin, Frédéric Pagès (auteur également d’un merveilleux Le philosophe sort à cinq heure, qui n’est rien de moins qu’une Vies et doctrines des philosophes illustres actualisée avec encore plus de génie – c’est possible – que Diogène Laërce), qui travaille au Canard Enchaîné et officie désormais aussi chez Anne Roumanoff le samedi matin sur Europe 1.

Dire que ce petit texte est bien conçu est peu dire. En effet, moi-même, j’ai failli m’y faire prendre. Si l’on se réfère à la page de discussion de l’article « Botul » sur Wikipédia, voici ce qu’écrit un certain Gnouros le 7 décembre 2005 :

De même : j’avais commencé par lire La vie sexuelle de Kant de Botul. Cela me paraissait étrange, mais j’ai mordu à l’hameçon. J’ai poursuivi mes lectures avec Le Démon de Midi : cette fois-ci, la coupe était pleine et je doutais tel Pyrrhon de la réalité de Botul… C’était trop beau pour être vrai. Je cherchais alors par tous les moyens à savoir s’il existait ou non. Je dois dire qu’un ami ayant découvert Botul avant moi ne s’était pas posé de question : pour lui, il existait vraiment. C’est en arrivant sur Wikipedia que je vis que certaines personnes partagaient mon doute : ainsi Botul ne serait qu’un canular, un pseudonyme de Frédéric Pagès. Cela ne m’étonne guère. Cela a failli marcher : d’ailleurs, en cherchant sur le Web, j’ai trouvé que beaucoup de personnes étaient convaincues de sa réalité, ou tout du moins ne se posaient pas la question. Je pense même que certains l’ont même cité dans des devoirs de philosophie… Je pense qu’on risque de le retrouvrer sous peu dans une bibliographie de travaux on ne peut plus sérieux. –Gnouros 7 décembre 2005 à 22:39 (CET)

Prophétique, n’est-ce pas ? Oui. Je sais. L’ami en question qui ne remettait pas en cause l’existence de Botul, ce n’était pas BHL – je n’ai pas (encore) cet honneur d’être de son entourage -, mais quelqu’un de très brillant désormais agrégé en lettres modernes (et alors également militant à SUD, si mes souvenirs sont bons – ne voir aucune corrélation entre le botulisme et le syndicalisme).

Il me fallut nombre d’avis d’autres personnes avisées pour me rendre compte de mon fourvoyement. Et puis certains indices trop improbables dans la biographie de cet auteur : Botul aurait entretenu une correspondance avec Landru ; il aurait été chauffeur de taxi et aurait comparu devant leur ordre, semblable à celui des médecins, pour détournement (de mineur si je me souviens bien) ; il aurait fréquenté Lou Andreas-Salomé ; il aurait écrit les thèses d’autres étudiants ; il aurait été le garçon de café au Flore, inspirant celui de Sartre ; il n’aurait jamais percé en philosophie parce que le nom de sa philosophie, le botulisme, n’était pas vendeur ; il supposait que Nietzsche vivait toujours, caché dans un bordel de la Nouvelle-Orléans à écouter du jazz ; il élabora une métaphysique du mou. Tout cela était trop beau pour être vrai.

Bernard-Henri Lévy fut lui aussi victime de l’illusion botulienne. Mais une victime franche et sincère. Dans son dernier ouvrage De la guerre en philosophie (que je n’ai pas lu – et que probablement, soyons francs, je ne lirai pas en entier de si tôt), notre philosophe, pressé d’en découdre avec Kant, appuit aussitôt son propos sur l’autorité de Botul, et laisse suggérer qu’il est bien réel. Je cite ce qu’en extrait Pierre Assouline de la fameuse page 122 :

Ou bien encore Kant, le prétendu sage de Königsberg, le philosophe sans vie et sans corps par excellence, dont Jean-Baptiste Botul a montré au lendemain la Seconde guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néo-kantiens du Paraguay que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pure apparence -et cela à deux titres au moins : le concept de monde nouménal où s’entend l’écho d’une jeunesse spirite, vécue parmi les ombres et les limbes dans un royaume d’êtres énigmatiques et accessibles par la seule télépathie…

Frédéric Pagès, l’homme derrière le masque botulien, a réagi. Flatté qu’un aussi grand esprit que BHL, réputé pour sa vivacité, son rationalisme, sa scientificité, son sérieux, sa rigueur, sa curiosité, son érudition, se soit laissé prendre au jeu – qui date néanmoins de 1999. Aucun piège, aucune intention de démasquer la tartuferie de quiconque dans son entreprise, mais simplement le goût de la rigolade, du pastiche et de la parodie, qui existe chez de grands intellectuels, comme chez Umberto Eco – qui lui-même vit un de ses textes écrit au second degré pris très au sérieux par certains intellectuels. Nous-mêmes, ici, à Morbleu !, nous avons parfois sombrés dans la facétie, à visage plus ou moins découvert. Ainsi, Bernard-Henri Lévy a-t-il peut-être été tenté de cité également un dialogue méconnu, très riche, très philosophique, découvert récemment par un chercheur dans un vieux grenier, et attribué à Platon : Le Domosogène.

Mais, suppose Frédéric Pagès, il se peut que notre « nouveau philosophe » soit de temps à autres trop empressé, lise parfois très vite, trop vite, et manque d’être attentif sur certains petits détails ayant tout de même leur importance. Si l’on en croit Rien de grave, ouvrage écrit par Justine Lévy, la fille du philosophe, dont l’héroïne – qui fut plus ou moins forcée de se faire avorter par son ex-compagnon normalien afin que ce dernier puisse préparer et rater sereinement l’agrégation de philosophie, puis ensuite la délaisser pour cocufier son père avec sa compagne, avant qu’il laisse finalement cette dernière partir pour d’autres pieux (pieux hommes, évidemment, et non pas lits) – possède un père qui prend des amphétamines pour terminer d’écrire ses livres dans les délais (toute ressemble avec des événements et personnages réels serait évidemment purement fortuite), il se pourrait que ces dernières fassent perdre quelque peu sa lucidité.

BHL devait certainement finir son livre dans les délais. On ne peut évidemment pas inférer que BHL était sous l’emprise d’une quelconque drogue au moment de la lecture/écriture de son dernier texte, tout comme on ne peut pas non plus dire qu’il en ait même jamais pris un jour sur la base de ce seul roman qui n’est au fond qu’un simple roman (que je trouve par ailleurs mal écrit, mais ce n’est pas le propos), et nous condamnons fermement toute interprétation qui irait dans ce sens malsain : nous ne voulons pas d’un procès. Simplement, on peut au moins en conclure qu’Aude Lancelin du Nouvel Observateur, par qui la bévue fut découverte et ébruitée en premier, était quant à elle dans une sobriété épatante à la vue de sa sagacité.

Qu’a à répondre BHL de cette nouvelle affaire ? Dans son usuel bloc-notes à paraître dans Le Point de cette semaine et publié en avant première sur le site de La règle du jeux, il écrirait :

Eh oui. Ce livre de Jean-Baptiste Botul, paru en 2004 aux éditions des Mille et une Nuits et intitulé « La vie sexuelle d’Emmanuel Kant » (titre génial !), je l’ai souvent cité. Je l’ai commenté devant les Normaliens de la rue d’Ulm, le 6 avril dernier. Et je l’évoque donc, à nouveau, dans « De la guerre en philosophie » qui est le fruit de cette conférence. Or il s’avère que c’était un canular. Un très brillant et très crédible canular sorti du cerveau farceur d’un journaliste du Canard Enchaîné, au demeurant bon philosophe, Frédéric Pagès. Et je m’y suis donc laissé prendre comme s’y sont laissés prendre, avant moi, les critiques qui l’ont recensé au moment de sa sortie ; comme se laissés prendre, autrefois, Pascal Pia et Maurice Nadeau au faux Rimbaud inventé par Nicolas Bataille et Akakia-Viala ; et comme se sont laissé prendre tant de lecteurs émérites aux faux Gary signés Ajar ou au faux Marc Ronceraille inventé, de toutes pièces, par Claude Bonnefoy qui alla jusqu’à lui consacrer un volume de la prestigieuse collection « Ecrivains de toujours ». Du coup, une seule chose à dire – et de bon coeur. Salut l’artiste. Chapeau pour ce Kant inventé mais plus vrai que nature et dont le portrait, qu’il soit donc signé Botul, Pagès ou Tartempion, me semble toujours aussi raccord avec mon idée d’un Kant (ou, en la circonstance, d’un Althusser) tourmenté par des démons moins conceptuels qu’il y paraît. Le canular étant, comme vous savez, une tradition normalienne j’avoue même éprouver un certain plaisir à m’être laissé piéger, à mon tour, par une mystification aussi bien ficelée.

Le problème n’est peut-être pas tant que BHL se soit fourvoyé quant à l’existence de l’auteur. Soyons en effet postmodernes l’espace d’un instinct, et supposons que les auteurs n’existent pas. Un auteur pourrait effectivement être faux, ne pas exister ; l’important, ce sont les idées défendues dans le texte qui, même si elles étaient fausses, existeraient néanmoins quoi qu’il arrive (une idée fausse existe-t-elle ? là je m’attends à ce que l’on me ressorte aux moins les Recherches logiques de Husserl qui, elles, si elles ont vraiment été écrites par un vrai monsieur, n’ont peut-être pas été vraiment lues).

Celles défendues par Botul méritent en effet qu’on s’y attarde ; notamment, toute une partie reprendrait (je ne les ai pas relu attentivement tous deux et ne peut pas corroborer) l’argumentation du troisième traité de La généalogie de la morale au sujet de l’idéal ascétique de Nietzsche. Et quand bien même l’idée n’existerait pas ou serait fausse, ça n’empêche pas qu’elle pourrait être un bon point de départ pour penser. Ainsi, de nombreux théologiens ont cru sérieusement en cette fadaise qu’est Dieu, et sont parvenus à des résultats bien intéressants toujours valables même si on leur ôte le fait cognitif initial.

BHL est sûrement un théologien : il l’est de toute façon à sa manie de toujours sonner la cloche des valeurs comme un curé. C’est peut-être néanmoins aussi son problème : être tout autant aveugle qu’eux.  Ainsi, BHL n’a pas songé au fait qu’il puisse y avoir une erreur, un truc douteux, et corriger sa position, alors que beaucoup de choses sont bien soupçonneuses dans ce Botul. Ni non plus son fidèle éditeur. Ni son entourage proche à qui il a fait sans doute relire son texte pendant l’écriture (mais peut-être, comme beaucoup de gens très entourés, est-il finalement très seul ?). Ni les normaliens devant lesquels le texte de ce livre, qui apparaît être une conférence déjà prononcée selon Pierre Assouline, fut lu.

La science, l’intelligence, la pensée est un processus collectif, une création à plusieurs mains qui passe par la confrontation de ses hypothèses tant aux faits qu’à autrui, notamment par la discussion : d’abord avec soi-même (on tourne sept fois sa langue dans sa bouche) ; ensuite avec un cercle un peu plus large (pouvant être composé de spécialistes) ; puis enfin avec le grand public.

Si déraillement il y a, c’est quant à ce processus qui, dans ce cas béhachélien, a failli. Quid de la personne qui peut-être conseilla l’ouvrage à BHL ? Quid de tous ces normaliens devant lesquels il disserta sur le botulisme, et qui n’objectèrent rien (peut-être aussi pour ce foutre de sa gueule, en ce cas il sont bien pervers ; peut-être aussi parce qu’ils n’étaient pas non plus au courant, auquel cas ils sont bien décevants) ? Quid des amis philosophes auxquels il devait confier ses hypothèses quant au kantisme en s’appuyant sur Botul ?

C’est par la discussion que je fus sorti de mes fausses croyances botuliennes. C’est aussi par elles aussi que mon ami en fut sorti. Et que d’autres amis, n’ayant même pas lu le livre, ou même peu au fait de la philosophie, savaient que « un philosophe qui n’existe pas a écrit un truc où il parle de la vie sexuelle d’un autre philosophe, mais que c’est juste une blague. »

On avait raillé Ségolène Royal lors de la sortie de son nouveau site Internet. Certains la défendirent en prétextant que l’on ne peut pas être une génie de la politique et s’y connaître en Web 2.0. Peut-être. Mais dans ce cas, sa tâche devait d’être capable de s’entourer des personnes ayant la compétence qui lui faisait défaut. Dans le cas de BHL (qui, en 2007, avoua tardivement, presque après la bataille, un péché de royalisme), visiblement, il n’a pas su non plus s’entourer correctement.

Comme on est prudents et qu’on n’a pas encore lu les passages du texte incriminé – Morbleu ! ne fait pas encore parti de ces autorités qui reçoivent les livres des autres plusieurs jours avant leur sortie pour en faire la critique et la livrer au public -, on se gardera bien d’en appeler à l’autodafé. Néanmoins, faites gaffe : Botul n’exite pas vraiment.

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