Alexis de TocquevilleLa réflexion qu’Alexis de Tocqueville conduit dans Sur le paupérisme est pertinente à plus d’un titre. Notamment, elle constitue une réflexion prémarxiste puisque exposée en 1835 dans les Mémoires de la Société Académique de Cherbourg. Son texte et ses hypothèses font ainsi l’économie de la grille de lecture marxiste qui allait influencer si profondément toute réflexion postérieure sur la question, de la même manière qu’après Freud, il ne sera plus possible de parler de sexualité sans se référer aux schèmes de la psychanalyse.

Tocqueville consacra à cette question du paupérisme deux mémoires, dont seul le premier fut publié de son vivant, le second étant demeuré inachevé. Le premier s’attachait à cerner les causes du paupérisme ; le second en cherchait des remèdes. Peut-être ce deuxième point soulevait-il plus de difficultés ?

LES CAUSES DU PAUPÉRISME

La réflexion de Tocqueville part d’un constat. Il y a plus d’indigents dans les pays riches et développés que dans les pays pauvres et arriérés. Pourquoi ? D’après Tocqueville, cela tient à deux raisons.

  1. Les sociétés primitives se décomposent en deux classes sociales. Ceux qui possèdent la terre et qui ne la travaillent pas (les aristocrates, les seigneurs) ; ceux qui ne possèdent pas la terre mais la travaillent (les paysans, les agriculteurs). Dans ces sociétés, il subsiste toujours assez pour nourrir tout le monde même dans les temps les plus durs puisque l’économie repose pour sa plus grande partie sur le travail de la terre. Tout le monde à toujours du travail car la terre sert à nourrir, et la nourriture est un besoin primaire de l’homme qui subsistera toujours.
    En revanche, les sociétés développées voient émerger une troisième classe sociale, celle de ceux qui ne possèdent pas la terre, qui ne la travaillent pas non plus, mais qui travaillent dans l’industrie : les ouvriers. Cette classe sociale a une plus grande propension à être touchée par les crises, puisqu’elle travaille à la production de biens de consommation qui ne concernent pas les besoins primaires, mais plutôt des besoins artificiels, lesquels sont contingents et plus sujets aux aléas. De plus, la production de cette classe sociale étant mondialisée, elle est directement dépendante du bon vouloir des autres pays, et par conséquent, de leur conjoncture. Les ouvriers œuvrent ainsi à l’amélioration des conditions d’existence en fabriquant des biens de consommation qui adoucissent les modes de vies mais sont malheureusement les premiers touchés par la pauvreté lorsque la demande décroit.
  2. De plus, le niveau de vie des sociétés industrielles étant beaucoup plus élevé que celui des sociétés agricoles, le seuil permettant de départager le pauvre de celui qui ne l’est pas est beaucoup plus élevé. Un pauvre d’un pays industriel paraîtra presque riche à un pauvre d’un pays agricole. La société industrielle contribue à créer des besoins artificiels qui, quoique non naturels, restent des besoins qu’il faut satisfaire quoi qu’il en soit ; lorsqu’ils ne le sont pas pour une certaine catégorie de personnes, il y a paupérisation.

CRITIQUE DE LA CHARITÉ

D’où le constat que, paradoxalement, la classe des indigents sera nécessairement amenée à croître au fur et à mesure que les conditions de vie s’amélioreront ; d’où également le constat que la charité, tant publique que privée, sera nécessaire.

Car il y a en effet deux bienfaisances. La privée, aussi vieille que le christianisme, qui porte chacun à aider les nécessiteux qui se trouvent à sa portée dans la limite de ses moyens ; la publique qui est plus rationnelle et globale, qui agit au niveau de la société entière, d’origine plus spécialement protestante.

Or, le principe de la charité publique, alors répandu à l’époque, notamment en Angleterre, est victime de certains travers. L’homme a en effet une certaine propension à l’oisiveté, et seule deux choses peuvent le faire sortir de sa paresse naturelle : le besoin de vivre et/ou le désir d’améliorer les conditions de l’existence. Avec la charité publique, le premier stimulant est détruit et il ne reste que le deuxième pour inciter les gens à l’effort, ce qui est fragile. D’où la conséquence inévitable qu’a ce système d’encourager l’oisiveté.

Ce système d’assistance public ne serait possible qu’à condition de pouvoir lire dans les âmes des pauvres afin de déterminer qui peut être aidé légitimement parce que frappé par l’infortune, et qui ne le mérite pas, car pauvre à cause d’un comportement vicié. Cela ne serait possible qu’à l’échelle d’un petit territoire, là où il est possible de surveiller sans peine les populations afin de déterminer les méritants.

De plus, ce système anonymise l’aide. Celle-ci n’est plus personnelle, comme dans la charité privée, mais est abstraite, ce qui contribue à couper définitivement la population en deux parties opposées, irréconciliables et rivales, deux nations : les riches et les pauvres.

Ce système accouche d’une autre conséquence qui est de fixer les pauvres dans leurs communes d’origines. En effet, afin de ne pas dépenser trop, chaque commune renonce à nourrir les pauvres qui ne sont pas les siens, d’où une fixation des populations et une suppression pour les pauvres de leur liberté locomotrice.

Aussi la charité publique ne doit être réservée qu’aux seuls nécessiteux qui ne peuvent pas ne pas l’être : vieillards, malades, fous, orphelins. Car il n’y a que la charité privée qui puisse n’avoir que des effets bénéfiques. Malheureusement, celle-ci se montre incapable à elle seule d’enrayer le problème du paupérisme, et c’est pourquoi il faut trouver d’autres moyens que la seule charité.

LA PROPRIÉTÉ COMME VACCIN CONTRE LE PAUPÉRISME

Une solution de résoudre le problème de la pauvreté pour les classes agricoles est de les rendre propriétaires foncières de leurs terres. Il faut rendre les paysans propriétaires d’une partie du sol. Ce n’est qu’en étant propriétaire que l’homme cesse de vivre au jour le jour, planifie des projets sur le long terme, et prend goût au travail.

Qu’en est-il des classes industrielles, des ouvriers ? Ceux-ci sont beaucoup plus sujets aux crises, et ce pour deux raisons essentiellement : lorsque leur nombre augmente sans que la production n’augmente elle aussi, leurs salaires baissent ; lorsque la production baisse, beaucoup d’ouvriers deviennent inutiles. Ce qu’il faut, c’est trouver, comme pour l’agriculteur, le moyen de donner le goût de l’esprit de la propriété.

Pour cela, Tocqueville voit deux moyens.

  1. L’intéressement aux bénéfices de l’entreprise. Mais d’une part, les capitalistes y sont peu enclins. D’autre part, lorsque les ouvriers s’associent uniquement entre eux, l’expérience montre qu’ils parviennent difficilement à conduire leurs affaires de manière efficace. Cependant, Tocqueville est convaincu que ces difficultés ne sont que contingentes et contemporaines. À l’avenir, des coopératives efficaces verront le jour avec succès. Il est dans l’air de la démocratie que les associations se substituent aux individus puissants. Seule la maturité manque encore.
  2. Puisqu’il n’est possible de les rendre propriétaires des moyens de production, il faut les rendre propriétaire de quelque chose d’indépendant. Pour cela, il faut développer l’épargne sur les salaires et leur permettre de faire fructifier leurs revenus.

LE MICROCRÉDIT COMME MARCHE-PIED VERS LA PROPRIÉTÉ

À cette fin, les caisses d’épargne semblent un moyen tout indiqué. Malheureusement, dans leur mode de fonctionnement actuel (en 1835), elles reposent principalement sur l’endettement de l’Etat. Celui-ci n’investissant pas l’argent placé, il est contraint de financer les intérêts promis à 4% en utilisant une partie des impôts prélevés sur les contribuables, ce qui revient à instaurer une taxe du pauvre. De plus, il n’est pas sage que toutes les économies des pauvres soient centralisées, placées dans une seule et même main, celle de l’Etat. En cas de troubles, la banqueroute généralisée sera trop difficilement évitable.

Ce que propose Tocqueville, c’est la fusion sous une seule enseigne des monts-de-piété et des caisse d’épargne. À eux seuls, les monts-de-piété sont trop usuraires. Ils prêtent à 12% à ceux qui n’ont déjà rien, au prétexte que les intérêts servent à de bonnes œuvres, si bien qu’ils construisent avec l’argent qu’ils dérobent aux pauvres les établissements qui viendront les accueillir.

C’est pourquoi il faut les réformer. Les établissements, locaux et plus nationaux, résultant de la fusion mettraient simplement en relation l’emprunt et l’épargne. En somme, les pauvres qui ont de l’argent prêteraient aux pauvres qui n’en ont pas, et l’administration ne serait qu’un intermédiaire. De sorte que les pauvres pourraient percevoir des intérêts de l’ordre de 5%, supérieurs à ce qu’ils toucheraient par les seules caisse d’épargne, et qu’ils pourraient rembourser à des taux inférieurs à ceux des monts-de-piété, de l’ordre de 7%. Ce système, qui rappelle les principes du microcrédit, est déjà en application à Metz.

CONCLUSION : LE PAUPÉRISME COMME MAL NÉCESSAIRE ET REMÉDIABLE

Tocqueville montre ainsi que le paupérisme est malheureusement une conséquence nécessaire de la civilisation. La charité privée est par conséquent un geste nécessaire pour porter secours aux pauvres, mais qui trouve ses limites en étant incapable de soigner toute la misère du monde. La charité publique, quant à elle, engendre plus de maux qu’elle n’en résout. La solution passe alors par la propriété qu’il faut s’efforcer de rendre accessible tant aux agriculteurs qu’aux ouvriers. Pour ces derniers, les rendre propriétaires des outils de production, les intéresser aux bénéfices est une finalité ; la gestion par les coopératives et syndicats sont également une solution légitime. Parallèlement, développer le microcrédit permettra à chacun de se constituer un capital, même pour les plus démunis.

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