dali_crucifixion_hypercubeLa religion est protéiforme. Difficile à définir, comme on le sait, comme bien des choses. À la suite du structuralisme et de Levi-Strauss, on a toutefois tendance à la caractériser par trois choses : un ensemble de mythes, de rites, et ce sous l’égide d’un clergé. Pour ma part, j’aurais tendance à rajouter un quatrième élément, que l’on oublie trop souvent, tel le quatrième Beatles, Dalton ou Mousquetaire : la morale. Le christianisme se caractérise ainsi par exemple par un ensemble de croyances en la personne du Christ, par des rites (tel que faire maîgre le vendredi), par la reconnaissance de serviteurs de cette religion (comme le Pape chez les catholiques), mais également par la pratique d’une morale (comme la célèbre charité chrétienne).

Dans une religion, donc, on croit en des mythes, on pratique des rites, on obéit à un clergé, on observe une morale. Mais il faut tout de suite s’entendre : ces quatre dimensions sont bien loin de s’inclure les unes les autres. Il n’y aucune relation de nécessité conduisant de l’une à l’autre. On peut en effet fort bien rencontrer quelqu’un qui se contente de croire, sans pour autant pratiquer. Beaucoup plus fréquemment, on observe des personnes pratiquer sans pour autant croire un traître mot des mythes, ni observer aucune morale : un tel obéira ainsi très strictement aux rites alimentaires de sa religion, assurant à tous qu’il est un bon croyant, mais tout en ne reconnaissant absolument pas les dogmes fondateurs de celle-ci (ou bien feignant d’y adhérer par conformisme social), ni en se comportant droitement comme le voudrait l’exemplarité des vertus religieuses.

Cette dernière combinaison des différents aspects de la religion est à mon avis essentielle pour comprendre la société d’aujourd’hui, postérieure à la nietzschéenne mort de Dieu, au désenchantement du monde observé par Max Weber et Marcel Gauchet. C’est elle qui fait de la religion une chose avant tout identitaire, que les gens vont revendiquer pour se représenter. La raison en est fort simple. Se contenter d’observer des rites est souvent peu coûteux quand ils s’enracinent dans des habitudes prises dès l’enfance. Bourdieu expliquerait sûrement qu’il y a là comme un habitus : ces comportements s’incorporent si profondément dans la chaire des individus que ces derniers les vivent comme s’il s’agissait là de choses naturelles, alors qu’elles sont évidemment socialement construites.

Sigmund FreudPar ailleurs, observer un rite est beaucoup plus visible extérieurement dans l’espace social que de croire silencieusement, ce qui explique sans doute le zèle frénétique de bien des convertis, mettant un point d’honneur à montrer leur adhésion à leur nouvelle religion par le moindre de leurs petits gestes. Une croyance peut au contraire être bien silencieuse, lorsqu’elle se vit intimement. Quant à la morale, la suivre réclame évidemment un important effort : la lutte entre le Ça et le Surmoi des individus s’achève bien souvent par le sacrifice de la moralité. Rien de plus lassant d’ailleurs que ces personnes ostensiblement ritualistes se complaisant dans l’immoralité. Hiatus effrayant de celui ou celle affichant par son apparence l’adhésion à une religion, et par son comportement des écarts permanents de conduite.

Cette petite combinatoire entre ces différentes dimensions de la religion montrent qu’il y a d’innombrables façons de se sentir représenté par une religion. Par un petit calcul qui n’aurait pas déplu à Mircea Eliade, si on reste dans cette représentation évidemment fort schématique et imparfaite du fait religieux, on peut toutefois estimer, vu qu’il y a quatre variables que l’on considère à peu près binaires, qu’il existe grosso modo 32 manières d’être religieux (24 =32). Appliqué aux trois religions abrahamiques, les religions les plus bruyantes aujourd’hui, cela nous donnerait près d’une centaine de manières de se sentir religieux.

Ce petit préambule disqualifie d’emblée tous les discours essentialistes sur la religion. L’essence de la religion est de n’avoir point d’essence. LA Religion n’existe pas ; il n’y a que des religions – ou même mieux : des personnes se disant religieuses. Chacun se bricole en effet son petit syncrétisme, et nombreux sont les sociologues à parler d’une sorte de « supermarché de la religion », où chacun irait puiser ce qui lui plaît.

Ceux qui suivent Morbleu ! doivent sans peine suspecter chez moi un vieux fond d’athéisme. Pour être plus exact, je me définirais comme un agnostique d’un point de vue spéculatif, convaincu que tout débat sur l’existence de Dieu ou l’inexistence de Dieu conduit à l’aporie. En revanche, d’un point de vue pratique, je me considérerais davantage comme athée, n’en déplaise à Pascal expliquant que l’on est, quoi qu’on en pense, embarqué. Je suis en effet ce mot d’Alain : « l’idée de Dieu est la plus utile aux tyrans. C’est une raison d’être athée par précaution car la liberté marche la première ». La Critique de la raison pure conduisait Kant à une sorte d’agnosticisme, mais la Critique de la raison pratique le ramenait vers Dieu pour des raisons morales. Je suis Kant sur la première moitié du chemin, puis emprunte une autre route morale ensuite, que je dois avouer être fort minimaliste.

Friedrich NietzscheMais parfois, méditant profondément sur le sens de l’existence humaine, je me surprends à oublier mon Nietzsche et mon Stirner, mon Marx et mon Freud. Je me découvre en-deçà du Bien et du Mal, tellement en-deçà que j’en arriverais presque à me considérer chrétien. Un chrétien paradoxal, n’ayant ni Dieu ni maître. Un chrétien non croyant, non pratiquant, ne reconnaissant aucun clergé, mais adhérant (parfois) à la morale professée par Jésus.

D’où mon insistance à rajouter tout à l’heure la morale aux côtés des mythes, rites et clergé. Certains seraient sans doute tentés de ranger la morale dans la catégorie des rites. Mais je pense qu’il y a tout de même un écart entre des recommandations de diététique ou d’hygiène corporelle, et des règles de morale. Pour reprendre une distinction de Kant, il ne faudrait pas confondre entre des impératifs d’habileté ou de prudence simplement hypothétiques, et des impératifs moraux catégoriques. La morale est sans doute plus qu’une simple convention sociale, qu’une simple prescription permettant d’atteindre une certaine fin.

Mais l’on comprend que l’utilité de la religion est justement de faire croire qu’il en est en morale comme il en est en diététique. C’est ainsi que la religion permet, comme l’expliquait Avicenne, de faire admettre des vérités philosophiques et morales rationnelles compliquées au plus grand nombre, pour qui elles demeureraient incompréhensibles sans un petit habillage folklorique, sans un petit « noble mensonge » machiavélique.

Si je me tourne vers le judaïsme, je parviens sans mal à me faire une idée de cette morale. Une morale et une religion, plutôt statiques et closes, comme le dirait Bergson, puisqu’elles ne s’adressent qu’à quelques-uns, le peuple élu ayant conclu une alliance avec Dieu. Une morale sévère et rigoureuse, dont les Dix Commandements donnent un aperçu : 1) Tu n’auras pas d’autres Dieux ; 2) Tu ne seras point idolâtre ; 3) Tu n’imploreras pas Dieu en vain ; 4) Tu te reposeras le septième jour ; 5) Tu honoreras ton Père et ta Mère ; 6) Tu ne tueras point ; 7) Tu ne commettras point d’adultère ; 8) Tu ne voleras pas ; 9) Tu ne feras pas de faux témoignages ; 10) Tu ne seras pas envieux. Une morale austère et même souvent cruelle, comme le montrent ces nombreux exemples effrayants de l’Ancien Testament. A tout ceci, il conviendrait d’ajouter la fameuse loi du talion. Non pas que le judaïsme l’accepte explicitement, mais parce que Jésus précise ultérieurement qu’il vient rompre avec. Sans doute n’est-ce là qu’une représentation partielle et partiale de la morale judaïque. Mais je dois avouer que la représentation que je me fais de cette morale provient en grande partie du miroir déformant des Évangiles, plutôt que de la Torah elle-même, ou encore du Talmud. En tout cas, tout ceci justifierait que l’on puisse se considérer moralement juif, pour qui se reconnaît dans cette morale.

MontaignePour ce qui est de la morale chrétienne, on peut assez facilement la dégager des Évangiles. Jésus, quand bien même il expulserait les marchands du temple, reste tout de même, globalement, un type bien, en dépit de toutes les interprétations possibles des textes, comme me le faisait remarquer un ami à qui je prétendais l’inverse. Jésus invente notamment une chose inouïe, prétendant dépasser l’antique talion : le pardon. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche lui reproche d’ailleurs suffisamment cette invention. Mais c’est avant tout par son comportement que Jésus fait de la morale. De la même manière que Zénon prouve le mouvement en marchant, Jésus crée de la morale en existant. Le rapport à la morale dans le christianisme est beaucoup plus dynamique que dans la judaïsme, selon ma compréhension. Il s’agit de chercher à imiter Jésus, un peu comme Montaigne cherchait à imiter Socrate. Jésus constitue un modèle, au sens propre du terme : ce qu’il faut copier. La morale chrétienne est à perpétuellement créer plus qu’à suivre. Sans doute est-il possible de faire de même dans le judaïsme à l’égard de Moïse ou d’Abraham, de Salomon ou de David ; mais les souvenirs que j’ai de l’Ancien Testament me dessinent des personnages trop souvent sanguinaires.

Jean-Baptiste Botul, La vie sexuelle d'Emmanuel KantPour ce qui est de l’islam, je dois en revanche confesser mon ignorance. Ignorance que j’ai pourtant cherché à combler. Bien qu’ayant lu le Coran il y a quelques temps et m’être bien documenté, je ne possède que peu d’idées m’indiquant en quoi pourrait consister cette morale. L’innovation coranique me semble en premier lieu théologique, notamment du fait de l’ultramonothéisme qui est professé, qui fait passer les chrétiens pour des polythéistes. Mais d’un point de vue moral, le texte me paraît peu bavard, ou bien quand il l’est, très contradictoire. Par ailleurs, Mahomet, chef de guerre, m’apparaît comme un exemple à suivre bien moins fiable que Jésus, qui lui ose tendre l’autre joue après avoir été frappé. Parmi les Cinq Piliers, il y aurait bien cette zakât, cet impôt dont il faut s’acquitter envers les nécessiteux, mais cela me paraît bien pauvre comme morale, en comparaison d’une invention telle que le pardon dans le christianisme. Une idée intéressante pourrait toutefois résider dans ces versets du Coran : « Quiconque tue un être humain non convaincu de meurtre ou de sédition sur la Terre est considéré comme le meurtrier de l’humanité tout entière. Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est considéré comme ayant sauvé la vie de l’humanité tout entière », qui pourrait signifier que la vie humaine possède un caractère absolu. En ce sens, considérant le dilemme du tramway, un musulman ne saurait sans doute se comporter autrement que comme un kantien, et ne pousser ni le gros Monsieur, ni dévier le train sur la voie où se trouve une seule personne. Mais je crois savoir que cela figurait déjà dans le Talmud, le Coran lui-même précisant que cette loi avait déjà été édictée « aux fils d’Israël ».Cela ne peut donc constituer une innovation morale.

S’il ne craignait pas une fatwa (mais fort heureusement, Morbleu ! n’est pas lu, comme le prouve une récente photo de son lectorat qui circule dans la rédaction, figurant surtout des chaises vides), le béotien que je suis oserait presque dire que la morale islamique est fort pauvre en comparaison de la richesse du christianisme. Peut-être cette morale existe-t-elle, mais il faut malheureusement bien avouer qu’il n’en est pas fait une grande publicité. Si elle existe, elle ne s’est guerre ébruité dans la culture commune, alors que « charité » rime presque avec « chrétienne ». J’ai au contraire l’impression que toute la morale islamique se résume à des conseils de diététique (ne pas manger de porc, faire le jeûne du ramadan), de sexualité (pas avant le mariage, éviter la masturbation), d’hygiène corporelle discutable (la circoncision, et pourquoi pas même l’excision en certains lieux du globe), de pudeur (cacher certaines parties du corps, notamment en ce qui concerne les femmes). Mais de morale en un véritable sens, rien. J’attends donc que l’on me présente ce que l’islam possède de révolutionnaire moralement, et surtout de supérieurement moral par rapport au christianisme, avant de renier définitivement ma foi catholique.